Non loin des bords sauvages du petit lac d'Aï (Ormont-dessous) s'élève la Tour du même nom, dont les parois verticales, en forme de donjon gigantesque, se voient, ainsi que la Tour de Maïen, sa jumelle, des rives les plus lointaines du Léman.
Du côté septentrional de la Tour, faisant face à celle de Maïen, le regard aperçoit, à environ quatre-vingt pieds de hauteur, une ouverture sombre et circulaire : c'est le pertuis (trou) ou l'entrée de la barma des fées d'Aï. Les gens de Leysin prétendent qu'au pied de cette caverne on trouvait autrefois de petits dés à coudre, de mignonnes paires de ciseaux et dai biotze (petites rognures d'étoffes).
Il y a quelques années, deux pâtres hardis, aidés d'une échelle colossale, ont tenté l'escalade de cette grotte mystérieuse qui n'est, comme tant d'autres excavations analogues dans nos Alpes, qu'un accident de la nature.
Dans les temps anciens, cet asile était loin d'être désert. De bonnes fées, qui firent beaucoup parler d'elles, l'avaient choisi pour leur séjour et, de là, rendaient de précieux services pour la garde des troupeaux, quitte à recevoir en échange, du maître armailli d'Aï, un baquet journalier de crème qu'il déposait respectueusement sur le faîte d'un des chalets.
Or, il advint une fois qu'une des plus jeunes fées d'Aï, — Nérine, dit-on, — au visage le plus doux qu'on pût voir, s'éprit d'une passion romanesque pour un des pâtres du chalet, âgé de vingt ans. Elle n'avait certes pas tant mauvais goût, car Michel était de belle stature, au port alerte, à l'oeil vif, aux cheveux blonds ondulés, que le vent des cimes coiffait seul avec je ne sais quelle allure fière et sauvage. C'était un beau gars qui faisait honneur à sa race, celle des d'Orsignet, de Leysin (famille aujourd'hui éteinte).
Nul mieux que lui ne savait jeter le palet, bondir de rocs en rocs, chanter la rionda, traire, trancher le lait, « faire le train » et surtout réveiller les échos séculaires des vieilles tours aux cris joyeux de ses notes perçantes et des gammes dégringolantes de ses huchées.
Nérine, se sentit éprise pour ce vaillant fils de l'alpe. Elle voulut l'avoir pour époux.
Malheureusement pour notre fée, il y avait autour du cœur de l'heureux Michel de très fortes concurrences. Au village, à Leysin, c'était d'abord Judith, fille pétulante, à la forte carrure et qui se sentait un « faible» pour le jeune pâtre d'Aï. Il y avait surtout la douce et blonde Salomé de Veige, au teint de lait et de rose, mais timide comme un chamois.
Michel qui, avec raison, n'aimait pas les filles trop hardies, se sentait sous le charme de cette dernière. Aussi son initiale se trouvait-elle gravée, en Aï, sur plus d'une porte de chalet. Pour elle, à la Berneuse, la première danse; pour elle le premier bouquet de rhododendrons; pour elle les premiers orchis bruns dont l'odeur de vanille le faisait rêver à ses amours.
En découvrant toutes ces prévenances, la grosse et violente Judith se sentit mourir de jalousie.
Michel, un beau matin, le cœur tout à ses douces pensées, revenait des hauteurs. Il avait été à l'affût des faisans. Quelle ne fut pas sa surprise lorsque, au contour du sentier, il vit la jolie fée Nérine, à la robe légèrement rosée et à la chevelure d'ébène flottante, se présenter à lui et lui barrer gracieusement le passage.
— Salut et bonheur au plus beau des pâtres d'Aï, dit-elle.
— Hommage à notre bonne fée! dit Michel, en ôtant son bonnet de cuir noir et en s'inclinant.
— Michel! ton bonheur est dans mes mains. Viens ce soir au pied de la Tour, en amont de la grotte.
— J'y serai, dit Michel tout ébloui.
La fée disparut en laissant le montagnard émerveillé de la beauté de cette apparition.
Comme on le comprend, toute la journée Michel fut rêveur. Dès qu'il eut vaqué aux soins de son bétail, il quitta son monde. Il alla s'étendre près d'une touffe de rhododendrons qu'il se mit à effeuiller machinalement.
Lorsque les ombres du soir se furent allongées sur les pâturages, il se leva, partit et se trouva à l'heure au rendez-vous indiqué. A peine fut-il arrivé, que Nérine se présenta devant lui plus gracieuse que jamais. En un clin d'œil, leur entretien les conduisit sur un sujet toujours inépuisable : ils parlèrent du bonheur,
— Le bonheur, disait Michel, consiste à avoir sous la protection de nos bonnes fées de beaux pâturages et de bons troupeaux.
— Est-ce tout ? demanda Nérine.
— Il faut, cela va sans dire, de la santé.
— Est-ce tout ?
— Eh bien! avoir quelques amis et réussir à se trouver une compagne aussi bonne que vous, Nérine.
Et il pensa à Salomé.
— Michel! tu peux obtenir tout cela.
Soudain, de sa baguette magique, la fée toucha une rose sans épine, qui croissait au bord du rocher. La rose se transforma en un chariot ailé; ils y prirent place et des centaines d'hirondelles subitement accourues vinrent s'y atteler avec autant de fils d'or et les enlever dans les airs. Alors,
Planant au-dessus des abîmes,
Sur les Alpes aux blanches cimes,
Le véhicule aérien,
Comme un nuage se soutient,
Planant au-dessus des abîmes.
Le chariot descend ou monte
D'une manière sûre et prompte,
Au gré de celle qui conduit
Ce charmant voyage en la nuit.
Le chariot descend et monte.
Michel ravi chantait liauba
Et quand la nuit se déroba,
Une fois l'aurore venue,
Pendant que flamboyait la nue,
Michel ravi chantait liauba.
Après avoir vogué pendant assez longtemps dans les airs, Michel, plus émerveillé de ce qu'il voyait que séduit par le charme et les discours de Nérine, demanda à regagner sa montagne. Aussitôt les hirondelles, sur un signe de leur maîtresse, vinrent doucement déposer le gracieux chariot sur le sommet de la plus haute des deux tours.
La nuit était splendide. Au ciel, étincelaient les étoiles. Les cimes neigeuses brillaient au loin dans une vague et douce lueur. Des pâturages montaient les joyeuses sonneries des troupeaux; du fond de la vallée, on entendait la voix de la Grande Eau et le son des heures qui s'envolaient aux clochers d'alentour.
— Oh! quel beau pays! dit Michel.
— Je vais t'en faire voir de plus beaux encore.
Nérine tendit au pâtre une lunette magique :
— Lequel préfères-tu des vallons que tu vois?
— Mon pays, dit Michel sans hésiter.
Nérine se mordit les lèvres.
— Quels liens si forts te retiennent donc ici ?
— L'amour de ma patrie, le bonheur de nos montagnes et les souvenirs de mon village.
Il pensa à Salomé.
Michel! reprit Nérine, si tu voulais être à moi, je ferais ta joie et ton bonheur.
Le pâtre sentit son cœur se serrer. Sa langue resta muette. Un nuage passa sur ses yeux. Un éblouissement soudain le coucha sur le sol. Quand il revint à lui, Nérine avait disparu. Rêveur et tremblant, il regagna le chemin de son chalet.
— Les fées ont-elles souvent pris des pâtres pour maris? demanda Michel, le lendemain, au maître vacher.
— Pas mal, mon valet, pas mal !... mais on ne les connaît pas tous, car jamais on n'a vu une fée se rendre à l'église pour son mariage. En attendant, il n'en est pas moins vrai qu'à ma souvenance, trois de nos plus beaux garçons ont déjà disparu d'ici sans laisser de nouvelles, et dès lors chaque fois que l'un d'entre eux est venu à nous manquer, la grotte a compté une fée de moins.
— Et peut-on savoir où s'en vont les mariés ?
— Qu'en sais-je bien, moi ?... Au pays des songes, sans doute.
La semaine qui suivit se passa sans aventure.
Cependant, quelques jours plus tard, Michel, se trouvant un matin à la chasse, vit un oiseau qu'il avait attiré par ses coups de sifflet et qu'il allait abattre, se changer soudain en celle qui, depuis la fameuse nuit d'Aï, agitait sa pensée. Nérine était de nouveau là, devant lui, gracieuse et souriante.
— Vous! Nérine! de si bonne heure ici!
— Chaque fois, dit-elle, que je t'entendrai siffler ou chanter sur la montagne, je t'apparaîtrai.
Puis elle lui fit présent d'un cornet d'appel, d'un léger olifant d'un travail exquis. Après quoi, elle disparut.
Dès lors, à chaque beau crépuscule, Michel, qui trouvait du charme à ces apparitions, escaladait la Tour, donnait trois coups d'appel, puis voyait venir à lui un chariot ailé qui l'enlevait dans les airs.
Peu à peu, les choses se surent. Ces rendez-vous firent causer. Les jaloux commencèrent leur œuvre habituelle. Un vacher courut apprendre ce qui se passait à Judith, laquelle, de dépit, en informa Salomé. Celle-ci pleura, mais Judith jura de se venger.
Cependant, le cœur du pauvre Michel était loin d'être tranquille. L'idée de quitter ses montagnes et sa patrie pour suivre son enchanteresse faisait souvent couler ses larmes.
— Nérine et une nouvelle patrie, lui disait sans cesse la fée séductrice.
— Nérine et ma patrie, répondait toujours le pâtre avec fermeté.
Dans le but de maîtriser sa résistance, Nérine eut une idée : elle le conduisit dans une grotte merveilleuse (en Bryon), où tout était lumière et splendeur.
— Ici, lui dit Nérine, ne pourrais-tu pas vivre heureux ?
— Sans ma montagne, répond Michel, il n'est pas de vrai bonheur pour moi.
— Mais ici rien ne manquera à tes souhaits!
— Je n'aurai plus mes troupeaux, ni mon beau soleil, ni mes gazons fleuris.
— Mais tu auras des richesses!
— Toutes tes richesses, ô Nérine, ne valent pas la liberté. Tes diamants me sont moins chers que les souvenirs du sol natal, que l'air du pays où j'ai reçu le jour.
On se mit à table. On but et on mangea. Près de coupes dorées et resplendissantes, Michel demeura ferme et plus inflexible que jamais. S'étant cependant permis envers son hôtesse une familiarité sans conséquence, Nérine, vexée de voir ses projets échouer devant l'opiniâtre fierté du pâtre, frappa trois coups de sa baguette enchantée et, en un clin d'oeil, tout rentra dans l'état primitif.
Pour sortir de là, Michel dut tâtonner et ramper sur ses mains. Quand il fut chez lui, assis près du brasier tranquille de son chalet :
— Non, se dit-il en branlant la tête, rien ne vaut la montagne et le pays!
Vinrent la mi-été et la fête de la Berneuse. L'intrigue du berger d'Aï n'était déjà plus un secret pour les gens de Leysin. Les jeunes filles le regardaient avec curiosité, Judith avec une jalousie farouche et Salomé avec une douceur pleine de tristesse.
Celle-ci cependant n'eut pas à se plaindre. Michel eut pour elle les prévenances les plus charmantes. Aussi, tandis qu'elle renaissait à l'espérance, Judith devenait rouge de colère.
Deux rivales, se dit-elle, vengeons-nous! Nérine, gare à toi! Le soir même, elle fit promettre à un des vachers d'Aï de frotter le baquet des fées avec des racines de gentiane. C'était faire trancher le lait qu'on y mettrait.
Aussi, dès la nuit suivante, lorsque Michel reposait au chalet et que tout était tranquille au dehors, un cri aigu, éclatant et sinistre se fit entendre au-dessus de la maison. A l'aube, ô consternation! on trouva le baquet de crème renversé et son contenu répandu ! Maître maître! s'écria le boubo (le petit berger), venez vite voir les bonnes fées ont refusé leur part.
Le père d'Ulloz, c'était son nom, accourut, examina ce qui avait eu lieu et se perdit en conjectures... Enfin, approchant le baquet de ses narines, il en flaira l'odeur :
— Malédiction! s'écria-t-il, on y a mis de la primma (gentiane)! Malheur ! cent fois malheur ! »
Dès lors, tout alla mal en Aï: les fées quittèrent le pays; les vaches se dispersèrent sur les pâturages; plusieurs se précipitèrent du haut des rochers. La vie devint plus dure pour les pauvres bergers. Aussi, lorsque aujourd'hui, en temps d'orage, les boubos rentrent harassés et trempés, plus d'un soupire, en secouant sous le chalet sa peau de chèvre mouillée, et dit :
— Où est-il le temps, le joli temps des bonnes fées d'autrefois?
Quant à Michel, malgré Judith, il épousa Salomé, et, pendant longtemps, leurs descendants racontèrent cette poétique histoire sous les chalets de Leysin. Dès lors,
On ne sait rien de notre fée.
La chevelure ébouriffée,
On dit la voir dans les forêts
Qui sont aux pieds des Diablerets.
On ne sait rien de notre fée.
Mais on peut voir les montagnards
Diriger souvent leurs regards
Du côté de la grotte vide,
La contemplant d'un œil avide.
On peut les voir, les montagnards.