[...] Au temps jadis, alors qu'aucune pierre ne faisait tache sur le pâturage qui s'étalait en forme de coupe, au fond du vallon, quand une eau abondante s'échappait du petit lac qui occupait le centre de ce nid de verdure, la Verda était célèbre au loin, autant pour la beauté de son site que pour l'excellence de ses pâturages. Quelle crème et quel fromage! Les prieurs du couvent de Rougemont n'en voulaient pas d'autre sur leur table, et laissaient volontiers aux simples moines le produit pourtant excellent de leurs propres montagnes de Rueblo et de Comborsin.
Ce pâturage était la propriété d'une riche famille de Rougemont: les d'Outrelègue. Chaque année, vers le milieu de juin, le vieux Aymon d'Outrelègue arrivait à la Verda avec son troupeau, ses domestiques et son jeune fils Pierre, le seul héritier que le ciel lui eut accordé en ses vieux jours. Alors commençait la vie calme et un peu monotone du chalet, qui durait jusqu'en automne. On attendait ordinairement que la Gumfluh ait mis « sa cape blanche; » la première neige était le signal du départ. Une seule fois pendant l'été, le chalet était plus animé que de coutume : c'était à la fête de Sainte-Madeleine. On ne s'amusait pas souvent; mais alors quelle joie! Trois jours de folle gaieté, de joyeuses rondes sur l'herbe fine, de coraules jusqu'au sommet de l'Autwillemant.
Il y avait bien des secrets à confesser le dimanche suivant. Mais les bons pères, qui savaient la chose, faisaient ample provision de patience et de pardons. Il est juste de dire que, d'après une louable coutume, le couvent n'était pas oublié. Le second jour de la fête, quelques vigoureux gars partaient avec deux boilles: l'une pleine de crème, et l'autre de lait tranché; dans chaque source, on plongeait la boille de crème, et le couvent recevait ainsi sa dîme aussi fraîche que s'il l'eût prise au chalet. Les mauvais sujets comptaient beaucoup sur ces présents; entre eux, ils appelaient cela « les boilles de la miséricorde. »
Les jours qui suivaient la fête, on manquait un peu d'entrain au chalet, on n'avait pas le cœur à l'ouvrage; Pierre surtout était sombre, maussade, peu disposé à l'obéissance, et causait à son père toute sorte de chagrins. Autant le vieil Aymon était resté fidèle aux pratiques du vieux temps, aux anciens souvenirs des religions celtique et romaine, autant son fils affectait de mépriser ses traditions d'un autre âge.
Il existait au chalet de la Verda, comme ailleurs, une coutume par laquelle chaque matin le maître allait déposer, derrière le chalet, sur une grande pierre plate, en forme d'autel, un petit baquet rempli du lait qu'on venait de traire. Quelques moments plus tard, le baquet se trouvait vide; mais jamais on n'avait pu savoir, ni qui le vidait, ni comment; et si quelqu'un voulait surprendre le secret, il y était pour ses peines. Tant qu'un œil humain était fixé sur le baquet, celui-ci restait plein. Personne d'ailleurs, au chalet, n'était tenté de voir ce qui se passait. Le maître avait proféré de terribles menaces contre celui qui se montrerait trop curieux, et l'on savait qu'il était homme à les exécuter. N'avait-il pas une fois, pour un délit de ce genre, attaché à un sapin un domestique allemand qu'il laissa là trois jours et trois nuits, sans autre nourriture que du séré et de l'eau; après quoi, il l'avait renvoyé.
Un beau jour, Pierre se promit de pénétrer le secret. A peine son père eut-il déposé le baquet que le jeune homme vint se placer à côté, en sentinelle, et resta là jusqu'au milieu du jour. Bien que son père l'eût vu, il ne lui dit rien et rentra « faire le train » comme à l'ordinaire. Le soir, le baquet était encore plein, mais le lait était aigre et gâté. Quand le bétail rentra, Pierre s'aperçut que sa chèvre, une charmante bête qu'il avait lui-même élevée, manquait à l'appel. Il siffle, il l'appelle par son nom, mais c'est en vain. Inquiet, il parcourt le pâturage, toujours appelant l'animal qu'il croyait égaré. Enfin il entend un léger cri et trouve sa chevrette étendue au pied des rochers. Une raie de sang tachait sa robe et teignait de pourpre le frais gazon sur lequel elle reposait. En voyant son maître, la pauvre bête voulut bondir vers lui; mais elle ne put que soulever un peu sa tête; bientôt elle la laissa retomber lourdement, en jetant au jeune homme un dernier regard qui le remplit de tristesse. Tout près de là, était un caillou marqué d'une goutte de sang et qui, détaché du haut des monts, avait blessé à mort la jolie chèvre de la Verda.
Le lendemain, Pierre reprit son poste d'observation près du baquet de lait. Son père, qui le guettait, l'appela, lui ordonna de le suivre, et tous deux allèrent s'asseoir à l'ombre d'un bouquet de sapins, en face des rochers de la Gumfluh.
Ecoute, Pierre, lui dit le père d'un ton grave, te voilà grand garçon; tu deviens curieux de bien des choses. Le moment est venu de te communiquer un secret qui, depuis des siècles, s'est conservé dans notre famille. Il est du reste écrit sur un parchemin qui se trouve dans le coffre en fer, à clous d'argent, de notre maison du Revers. Si j'étais mort subitement, tu l'aurais trouvé là.
Tu vois ces deux grandes aiguilles de rocher qui dominent notre pâturage et semblent, comme deux hautes tours, garder l'étroit passage de la Poche des Gaules; une mince bande de gazon est suspendue au flanc de la première : c'est le sentier des fées qui conduit à la grotte dont tu vois l'ouverture. Là, habitent deux fées, les déesses qui protègent notre alpe. En récompense de la protection qu'elles nous accordent, et pour nous l'assurer dans la suite, chaque matin je remplis de lait le petit baquet qui t'intriguait tout à l'heure. Ce sont elles qui viennent le boire. Malheur à celui qui voudrait les empêcher d'y goûter, ou les en priver; malheur surtout à celui qui serait assez téméraire pour vouloir explorer leur haute demeure et pénétrer dans leur palais de rocher ! Tu as vu ce qui est advenu hier à ta pauvre chevrette : c'est elle qui a payé pour le sacrilège que tu as commis; une autre fois, ce pourrait bien être à ton tour.
Pierre surpris, étonné, regardait les aiguilles, le sentier et la grotte. A force d'y fixer les yeux, il crut voir deux formes blanches et légères glisser sur le sentier verdoyant. Il crut dès lors aux fées de la Verda, et pour rien au monde il n'eût renouvelé sa tentative du matin.
Quelques années plus tard, Pierre était devenu un beau garçon, bon travailleur, vigoureux, adroit dans les exercices du corps et redouté de toute la jeunesse de Rougemont, depuis le Vanel jusqu'aux Granges.
Quelle belle prestance quand, le dimanche matin, il se rendait à la messe avec ses riches habits de velours noir. Volontiers on le prenait comme compagnon dans les veillées; c'était un solide appui pour le cas où l'amoureux avait maille à partir avec d'autres garçons. Longtemps, il resta insensible aux charmes des jeunes beautés de Rougemont. Mais il finit aussi par s'y laisser prendre.
Or, dans une de ces fêtes de Sainte-Madeleine qui se célébraient à la Verda, on vit arriver une jeune fille, établie depuis peu, avec ses parents, près du hameau de Flendruz, aux Combes. On disait qu'elle venait du pays des Bourguignons et que sa famille avait fui devant les malheurs de la guerre ; le fait est qu'elle parlait un patois un peu différent de celui de Rougemont; mais, dans sa bouche, il était plein de charmes. Elle s'appelait Yolande Loys. Les gens du pays l'avaient surnommée la Borgognouna.
A la fête de la Verda, elle montra tant de gaieté et d'entrain, en même temps que tant de réserve et de décence; elle sut si bien remettre à sa place un garçon trop hardi; son sourire fut trouvé si doux, que, le premier soir déjà, le pauvre Pierre se trouva « féru d'amour. » Le lendemain, pour lui témoigner son affection, il lui offrit un bouquet de génipi et d'immortelles qu'il avait été cueillir, en risquant dix fois sa vie, sur les pentes abruptes de la Gumfluh. Le troisième jour de la fête, quand on soupa de crème pour la dernière fois, il fit présent à la jeune fille d'une merveilleuse cuiller en bois, sur laquelle il avait sculpté, dans les longues soirées d'hiver, la victoire d'un pâtre sur un taureau furieux.
Bientôt des relations s'établirent entre eux. Pierre devenait toujours plus amoureux, sans guère plus avancer. Yolande lui souriait affectueusement; mais chaque fois que le pauvre Pierre voulait parler sérieusement et toucher à la question du mariage, elle faisait mine de ne rien entendre, ou lui répondait : « Attends que j'aille chercher mon troupeau en Bourgogne.»
Un soir, Pierre vint à la veillée avec un gros caillou dans sa poche. C'était une pierre grosse comme les deux poings, fort lourde, d'une teinte noire et parsemée de paillettes brillantes comme l'or. Un berger qui gardait ses génisses au pied du Rubly avait entendu dégringoler une pierre de la montagne, et, ce fragment s'étant arrêté devant lui, il l'avait ramassé. De main en main, ce bloc avait fini par arriver jusque sous les yeux de Pierre.
Avant cela déjà, on racontait tout bas qu'une portion du Rubly était en or; dès ce moment, personne n'en douta, et plus d'un imprudent, en allant chercher fortune, trouva la mort dans les précipices de la montagne.
Quand Yolande vit ce caillou étincelant, le reflet séduisant de ses paillettes d'or, un éclair passa dans ses yeux. Plus que jamais elle se montra gentille et aimable. Au moment où son ami allait la quitter, elle le prit par la main : « Ecoute, Pierre, dit-elle, si tu trouves la place de la mine d'or du Rubly, je serai à toi; mais ne va pas exposer ta vie inutilement, comme ceux qui y ont péri. Une fée seule pourrait t'indiquer l'endroit. En connais-tu dans ce pays?
-Oui, répondit le vacher.
-Eh bien! voici une prière magique qui l'obligera à t'indiquer ce que tu lui demanderas.
Et, ce disant, elle tira d'un coffret une bande de parchemin couverte de caractères rouges. Mais Pierre l'arrêta du geste.
-Jamais, dit-il, je n'oserais faire quelque violence aux fées de la Verda.
Et il lui raconta ce qui s'était passé.
-Soit, dit-elle; tu aimes mieux les fées que tu n'as jamais vues que moi que tu vois. A ton aise ! Ma prière magique restera là à ta disposition, mais ma porte te sera fermée tant que tu n'auras pas fait l'essai que je te propose.
Hélas! trois jours plus tard, Pierre venait supplier son amie de lui donner cette formule enchantée. Crainte religieuse, respect filial, terreur superstitieuse, l'amour avait tout vaincu. Toutes ses hésitations avaient cédé au souvenir des traits ravissants de son idole. Par une sombre soirée, il arriva aux Combes et ne s'y arrêta qu'un instant, le temps de prendre le terrible parchemin à lettres rouges et d'entendre une parole d'amour. Puis il repartit pour la montagne, agité, furieux. Il lui semblait que ce bout de parchemin lui brûlait les doigts.
Arrivé au chalet de la Verda, il attendit que tout fût endormi. Son père était descendu à Rougemont. Le troupeau et le maître vacher était du côté de l'Autwillemant et y passaient la nuit. Quand les autres domestiques du chalet furent couchés, Pierre, armé de son gros bâton ferré, sortit en cachette et se dirigea vers l'aiguille où se trouvait la grotte des fées.
Tous les sentiers de la montagne lui étaient connus. Son œil exercé, son pied sûr et l'habitude qu'il avait des rochers lui rendaient la marche presque aussi facile de nuit que de jour. Le cœur cependant lui battit bien fort lorsqu'il arriva sur la bande de gazon qui menait à la grotte. Il n'avait jamais été plus loin et ce ne fut pas sans danger qu'il parvint jusqu'à l'ouverture. Il alluma un torche de poix de sapin, et au même instant il vit passer deux formes sombres et voilées qui lui firent signe de s'éloigner. Il était trop tard.
A peine Pierre eut-il commencé à prononcer sa formule magique, que la montagne se mit à trembler jusque dans ses fondements; un bruit terrible retentit dans ses profondeurs; des éclairs sillonnèrent le ciel. Bientôt une des aiguilles, celle où habitaient les fées, oscilla sur sa base et se précipita avec un épouvantable fracas sur les prés verdoyants. L'autre resta debout et se dresse encore aujourd'hui fièrement, à droite du passage de la Potze des Gaules.
Quand l'aube vint à briller, quel spectacle! Le beau pâturage de la Verda avait disparu. A sa place, étaient entassés des débris sans nombre, des blocs immenses; c'était l'aspect de la désolation et de la ruine. Les gens de la vallée, réveillés par le fracas, accoururent au point du jour. Du chalet, plus de trace! Pierre n'était plus. On ne retrouva de lui que son bâton ferré et, tout à côté, une bandelette de parchemin avec ces mots : Les trésors du Rubly ne seront à personne. Le troupeau qui paissait à l'écart avait été préservé.
Ces événements firent une telle impression sur le vieil Aymon qu'il en mourut de douleur, en maudissant l'étrangère. Celle-ci, mal vue des habitants, perdit aussi sa gaieté, jusqu'à ce qu'un jeune berger de Charmey, propriétaire de la Mocausa, au pied de Brenlaire, la décida à l'épouser. La seule condition qu'elle mit à ce mariage fut que la Mocausa s'appellerait désormais la Verda en souvenir de sa victime involontaire.