Le 31 juillet; de chaque année, veille de la Saint-Pierre, dans tous les villages de la vallée de la Gravona, quand la nuit est tout à fait tombée, les habitants, qui prennent le frais devant leur maison, ne manquent pas d'allumer un feu de brindilles près du seuil de la porte. Si un étranger leur demande ce que cela signifie, ils répondent: « C'est pour empêcher la Mort d'entrer dans la maison. Ils n'en savent ou n'en veulent pas dire davantage; mais cette coutume a sa raison d'être. Oyez plutôt.
Ce soir-là, des groupes espacés de sorciers et de sorcières, de nécromants et de stryges, visibles seulement pour les initiés, traversent les airs à cheval sur des manches à balais, ou même sur des éperviers géants et sur des dragons, et se dirigent de tous les points de l'île vers un vaste plateau situé sur la chaîne centrale, non loin du Monte d'Oro. Et c'est pour éclairer leur chemin aux sorciers de la région de Sartène, du Taravo et de la région d'Ajaccio que tous ces feux vont briller dans la nuit estivale.
Pourquoi cette mobilisation de tant de vieux décharnés, à la longue barbe blanche, aux yeux de braise, de vieilles ratatinées, parcheminées et édentées, au crâne dénudé, à la figure grimaçante ? C'est que dans quelques heures, à minuit précis, une grande bataille va se livrer, en terrain neutre, entre tous les sorciers de la région occidentale et ceux de la région orientale.
Bien avant l'heure, les deux camps sont en présence. Des deux côtés, les futurs combattants se sont assis sur le gazon, au pied des sapins et des hêtres qui font, au plateau comme une sombre ceinture. Le sac en toile grossière du pays dont chaque sorcier est muni est vidé sur le sol bientôt jonché de pains de maïs ou d'orge, de morceaux de lard, de petits fromages ronds et durs comme des galets. Et le réveillon commence car ces humains étranges ont besoin de se restaurer et de prendre des forces pour tantôt. De temps en temps, l'un d'eux prend sa gourde et boit à la régalade. Que boit-il ? Du vin fort et généreux de la Linarca. du vin clairet de Corte ou de ce muscat du Cap si velouté et si capiteux; mais presque toujours le liquide rouge dont se gorgent les stryges est, ô horreur! du sang d'enfant nouveau-né.
Mais voici que tout à coup le sol tremble, des éclairs sillonnent le ciel d'un bleu profond et criblé d'étoiles, le tonnerre gronde et, accompagnée de quatre démons, dans un cliquetis d'os entrechoqués, la Mort, portant en guise de sceptre sa redoutable faux, paraît dans le camp devenu soudain silencieux.
Elle s'installe à la lisière nord du plateau sur un trône d'ébène, flanquée de chaque côté de deux démons, et tourne successivement ses orbites vides vers les deux armées maintenant face à face et prêtes au combat. Puis elle attend. A l'heure de minuit annoncée par un des démons porteur d'un sablier, elle lève son index. Son second, le démon Léonard, sous sa forme habituelle d'un bouc à trois cornes, lance un bêlement lugubre répercuté par tous les échos du Monte d'Oro et des montagnes mineures qui lui font cortège.
Alors les deux armées s'avancent, se heurtent et bientôt c'est la mêlée fantastique. Les coups de poing pleuvent à droite, à gauche, partout; des matraques, seules armes permises, s'abattent sur les dos voûtés, sur les crânes nus ou chevelus; des mèches de cheveux tourbillonnent dans l'air. Les sorcières et les stryges, plus furieuses que les hommes, s'enlacent, s'étreignent, se griffent et se mordent, leurs longs seins nus. pareils à des outres vides, battant la charge sur leurs poitrines décharnées. Et ce sont des cris et des hurlements, des glapissements auxquels se mêlent les hululements sinistres d'une foule de chouettes accourues de leurs régions respectives pour exciter les combattants. Ces clameurs infernales emplissent les gorges et les ravins et les vallons, s'élèvent vers le ciel impassible et se répandent sur toute l'île, perçues vaguement par les noctambules, qui croient aux sifflements du vent dans les forêts.
Un bref bêlement de Léonard ordonne une courte trêve pour permettre à tous ceux qui gisent de se relever, puis le combat reprend, plus farouche, plus acharné. Il s'agit, en effet, de remporter la victoire avant les premières lueurs de l'aube, avant que de l'une des bergeries proches ne s'élève le premier chant du coq.
Un coquerico sonore déchire enfin l'air et est aussitôt suivi d'un long bêlement de l'hôte des enfers. La bataille est terminée. Les combattants regagnent leurs lignes et attendent, que la Mort, après avoir dénombré les blessés, proclame la victoire de l'un des deux camps. Et cette victoire, vous ne vous en doutiez pas. est d'une importance capitale, car, si l'on s'est battu, c'est que le parti vainqueur rejettera, pour toute l'année la mortalité parmi les gens et parmi le bétail de la région, deçà ou delà des monts, dont les sorciers ont été vaincus.
Honteux ou rayonnants, sorciers et sorcières, nécromants et stryges enfourchent leurs bizarres montures et regagnent en un clin d'œil leurs villages encore endormis.
Mais ce matin-là, si vous entendez dire que tel vieillard au profil d'oiseau de proie est alité et en danger de mort parce qu'il a pris froid pendant qu'il irriguait dans la nuit son champ de maïs; si vous en rencontrez un autre qui porte le bras en écharpe et qui prétend avoir fait une chute dans son escalier: si telle vieille qui a l'œil poché ou le visage labouré d'égratignures vous raconte qu'elle est tombée dans une ronceraie en allant chercher du menu bois, n'en croyez rien : ces malades et ces estropiés ont pris part à la bataille du Monte d'Oro.