Il y avait jadis dans le Rhône un enchanteur, esprit malfaisant ou sorcier, qu'on appelait : le Drac. Il avait son palais dans le fond du fleuve et se repaissait de sang humain.
Ce Drac avait l'habitude de chasser de la manière suivante : quand il voyait une fille ou une femme occupée à laver au courant de l'eau, il faisait passer, presque à sa portée, une écuelle contenant un bijou ou quelque objet de parure bien séduisant. La coquette étendait la main, poussée par la convoitise, et l'écuelle s'éloignait si habilement à mesure, que bientôt elle perdait l'équilibre, et, tombant dans le Rhône, devenait la proie du Drac.
Quelquefois, il capturait ainsi un enfant en lui montrant un joujou flottant sur l'eau ou bien parvenait-il à se saisir d'un marinier en mettant une pièce d'or dans l'écuelle. Quoiqu'il en soit, tous ceux qu'il prenait disparaissaient pour toujours, car il les mangeait et gardait un peu de leur graisse pour se frotter les yeux, ce qui lui permettait de voir à travers les ondes les choses les plus cachées.
Un jour, une femme de Beaucaire, qui avait eu un enfant depuis quelques semaines à peine, était venue laver du linge sur le bord du Rhône; elle vit le bijou fatal, chercha à l'atteindre et fut enlevée par le Drac.
Cette fois le Drac ne mangea pas sa victime. Il faut savoir que la femme de ce Drac venait d'accoucher et qu'il fallait une nourrice pour son enfant; de sorte que la blanchisseuse de Beaucaire avait été capturée dans ce but.
Cette femme ne fut pas malheureuse, on la soigna très bien; elle nourrit comme il faut l'enfant du Drac, et l'éleva avec soin jusqu'à ce qu'il eut l'âge de sept ans.
A cette époque, la femme du Drac, mue de compassion vis-à-vis d'elle, et désireuse de lui témoigner sa reconnaissance pour les soins qu'elle avait prodigués à son nourrisson, lui permit de revoir le jour.
Voilà donc la blanchisseuse revenue chez elle; et, comme on le pense bien, son mari et ses enfants furent bien heureux, car on l'avait crue morte pendant bien longtemps.
Après avoir consacré quelques jours à la joie de sa délivrance, la femme dont nous parlons reprit ses occupations. Or, un matin, étant sortie pour ses affaires avant le lever du jour, elle aperçut, sur la place de la ville, le Drac, qui était venu dans le pays pour y chercher une proie humaine.
Ce Drac était invisible pour tout le monde, et c'est grâce à cette condition qu'il pouvait dérober des femmes et des enfants sans jamais être poursuivi. Mais en passant sept ans à son service, la nourrice avait acquis, par hasard, la singulière propriété de pouvoir le voir avec un de ses yeux, de sorte qu'elle le reconnut très bien.
La manière dont elle avait acquis la propriété de voir le Drac, quand celui-ci était invisible pour tout le monde, était assez étrange pour mériter d'être indiquée. En effet, nous avons dit tantôt que le Drac mangeait les individus qu'il parvenait à capturer. Il faut savoir qu'il prenait un peu de leur graisse et en faisait un baume avec lequel il se frottait les yeux, ce qui lui permettait de voir les choses cachées; il s'en frottait aussi le corps, ce qui le rendait invisible quand il voulait.
Or, comme il voulait naturellement que son fils eût les mêmes qualités que lui, il avait remis à la nourrice une petite boîte contenant le baume fait avec la graisse humaine et lui avait commandé d'en frotter les yeux et le corps de son enfant tous les soirs en le couchant. En outre, il lui avait ordonné, sous peine de mort, de se laver aussitôt après les mains dans une eau particulière qu'il avait mise à sa disposition.
Un soir, sans y prendre garde, la nourrice s'était endormie sans se laver les mains et, en se réveillant, elle se frotta l'œil droit avec le doigt qui portait encore un peu de pommade, de sorte que, sans l'avoir cherché, elle avait bénéficié de la propriété de double vue du Drac.
Donc voyant le Drac, quoique il fut invisible pour tout le monde, elle s'approcha de lui et lui demanda des nouvelles de sa famille. On comprend que le Drac, qui n'était pas habitué à être reconnu par ses victimes, fut singulièrement étonné; et comme lui-même ne la reconnaissait pas, il lui demanda qui elle était.
La crédule nourrice le lui dit et lui avoua qu'en séjournant pendant sept années à son service, elle avait acquis la propriété de le voir de son œil droit, quoiqu'il fut invisible pour tout le monde.
Or, la malheureuse fut cruellement punie de son imprudence, ainsi que du bon sentiment auquel elle avait obéi, en demandant au Drac des nouvelles de sa femme et de son enfant; car cet enchanteur se mit à causer avec elle, en feignant d'être content de la voir, et au moment où elle ne s'y attendait pas, il lui plongea le doigt dans l'œil et le lui creva.
Dès lors, la nourrice, devenue borgne, ne put plus le voir. Et depuis personne n'a plus pu le découvrir, quoiqu'il continue ses déprédations et qu'il dévore de temps en temps quelque innocent ou quelque naïf qu'il attire à lui par la cupidité ou la coquetterie,