La légende de Noémi de Laudun [Laudun-l'Ardoise (Gard)]

Publié le 16 juin 2024 Thématiques: Amour , Chapelle , Cimetière , Fantôme , Fleur , Fleuve | Ruisseau | RIvière , Jeunes gens , Lieu hanté , Mort , Noyade , Peintre , Revenant , Tristesse ,

Ruines de la chapelle Saint-Jean
Ruines de la chapelle Saint-Jean. Source RhôneA7, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Balleydier, Alphonse / Les Bords du Rhône de Lyon à la mer: chroniques, légendes (1843) (10 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Cimetière de Laudun / Laudun-l'Ardoise / Gard / France
Lieu: Chapelle Saint-Jean (ruines) / Laudun-l'Ardoise / Gard / France

Au nord [de Laudun], il existe une petite église sous le vocable de saint Jean.
Remarquable par sa construction romaine, elle est aux trois quarts ruinée.

Trois mois elle a prêté son abri et servi de refuge à une femme bien malheureuse. J'ai vu le banc de pierre, couvert de mousse, où elle où elle reposait sa tête, une bien belle tête, je vous assure, mais c'est toute une histoire, un drame plutôt dont le dénouement ressemble à tous les dénouements possibles: la MORT!!!

Si vous désirez le connaître, venez avec moi, venez au cimetière de Laudun..... nous y voici. Maintenant, écoutez-moi :

Le cimetière de Laudun ressemble à tous les cimetières de campagne : une croix de pierre qui s'élève un peu plus haut que les croix de bois, quelques tombes de granit un peu plus fastueuses que les tombes de pierre, de grandes herbes bien vertes autour de ces tombes, des mauves roses et des roses blanches parmi ces grandes herbes, un seul tombeau de marbre sur lequel un calice est sculpté, tout auprès du nom d'un vénérable prêtre, qui fut pendant quarante années, le père du village; voilà le champ de repos de Laudun.

Au pied de la grande croix dont je vous ai parlé, se trouve une pierre tumulaire affaissée sur elle même assez profondément dans le sol.

Un nom de femme est écrit sur cette pierre.

Noémi! ce nom si doux, qui est tout amour; Noémi! ce nom si beau, que les anges doivent prononcer comme un céleste cantique, et les hommes comme un cri de détresse et d'invocation. Noémi! à la vue de ce nom qui reposait glacé sur ce tombeau de femme, mes genoux tremblants fléchirent, mes yeux se remplirent de larmes, je trouvai au fond de mon cœur, un regret, un souvenir, une prière pour la morte de Pfeffers. Lorsque je me relevai, une vieille femme était debout devant moi!

– Vous avez prié pour Noémi, me dit-elle. C'est bien, jeune homme; priez-la maintenant pour vous, priez-la, car votre prière sera exaucée, aussi certainement que la jeune fille est dans ce moment au ciel, auprès de la sainte Vierge, sa mère et sa patronne.
– Noémi est donc une sainte? demandais-je à la bonne vieille femme.
– Mieux que cela, me répondit-elle, c'est un martyr de tendresse et d'amour; mais aidez-moi, je vous prie, à retrouver ma chèvre je vous conterai son histoire.

Je m'élançai vers une chèvre noire qui broutait à son aise les grandes herbes du cimetière, et, la ramenant à sa maîtresse, je lui rappelai sa promesse.

– Pas ici, me dit-elle en parlant bas et en mettant un doigt sur sa bouche, il est de ces mots qu'on ne doit pas prononcer sur la terre des morts. Venez avec moi sur ce rocher blanc de là nous verrons mieux le Rhône, et notre Rhône est bien beau lorsque vient le soir et que le soleil se couche dans des nuages d'or.

La femme qui me parlait ainsi pouvait avoir quatre-vingt-dix ans.

Après s'être recueillie quelques minutes, comme pour chercher ses souvenirs, elle commença à peu près en ces termes :
– Un beau jour de printemps, un beau jeune homme s'arrêta tout là-bas sous ces grands arbres que vous apercevez au bord du fleuve.
Il avait une blouse blanche, un havresac au dos et un long bâton à la main.
Il contempla longtemps, bien longtemps en silence nos grands arbres, nos belles montagnes, notre grande tour, notre belle rivière, puis tout-à-coup il jeta un grand cri; il avait aperçu une jeune fille qui courait, les bras nus et les cheveux au vent, après les papillons et les fleurs de la prairie.

A ce cri, la jeune fille prenant grand peur, disparut comme un oiseau derrière les peupliers. Le jeune homme était un artiste qui venait de Paris à pied pour voir la Provence. La jeune fille était Noémi, l'orpheline que la vieille Marguerite, sa tante, avait adoptée pauvrette.

La tante était aussi riche que sa nièce était belle, c'est-à-dire millionnaire, plus encore.

Il y avait alors au bout du village une petite auberge fort bien tenue par défunt mon mari (que le bon Dieu ait son âme). C'est là que le jeune peintre vint prendre gîte pour quelques jours, nous dit-il; mais ces quelques jours devinrent des semaines, les semaines se convertirent en mois, et ce ne fut pas la faute de Stéphane, c'est ainsi qu'il s'appelait, si les mois ne furent pas des années. La Providence en avait décidé autrement.

Tous les jours, de grand matin, aussitôt que l'étoile du berger disparaissait au ciel, le jeune peintre prenait sa boîte et se dirigeait vers les bords du Rhône pour ne revenir que le soir, bien fatigué, mais bien content des études qu'il avait faites.

Il était si bon, si doux, si bienveillant pour tous que tous l'aimaient au village. Le dimanche, après la grand'messe il allait avec monsieur le curé, visiter les malades, les pauvres gens que la mauvaise récolte ou la grêle avaient ruinés. On le voyait ce jour-là partout où de bonnes œuvres se trouvaient à faire, et partout une consolation, une espérance, un bonheur le suivaient, pour rester après lui.

Un soir, oh! je le vois encore, sa figure rayonnait de joie, ses grands yeux noirs brillaient, il était si content le bon Stéphane, qu'il posa ses jolies lèvres sur les rides de mon front pour y glisser un baiser doux, aussi doux que les sentiments de son cœur.

Mère, vous ne savez pas, me dit-il, j'ai vu la vieille Marguerite, je lui ai parlé pendant plusieurs heures, je la reverrai demain et après demain, bien des jours encore. Vous ne savez pas, mère, je commence son portrait? Oh! je ferai un chef-d'œuvre, je suis sûr; quel délicieux modèle ! quelle ravissante tête de vierge!

Je crus qu'il avait perdu la raison.

– Une tête de vierge, lui dis-je, celle de Marguerite, y pensez-vous, mon fils, 70 ans échus sans compter les mois de nourrice, encore.
– Vous ne m'avez pas compris, mère, ce n'est pas le portrait de la tante que.....
– C'est donc celui de la nièce?
– Oui, mère, le portrait de Noémi.
– Vous l'avez dit, jeune homme, ce sera délicieux! un véritable chef-d'œuvre, car il faudrait chercher bien loin pour trouver beauté si grande. Votre Paris en serait fier, vos grandes dames en seraient jalouses.

Stéphane était le plus heureux des hommes, il aimait et il était aimé.
Il me l'avoua plus tard, à l'heure de ses derniers adieux.

Il avait souvent, bien souvent revue, la toujours belle et toujours vertueuse Noémi, sur les bords du Rhône, dans la prairie où, pour la première fois, il l'avait rencontrée seulette, les bras nus et les cheveux au vent.

En quelques jours, le portrait de Noémi fut achevé; Stéphane l'avait bien dit sa tête de vierge fut un chef-d'œuvre.

Elle était si belle, si vraie; elle avait le regard si doux et tant inspiré, que plusieurs fois je me suis surprise à genoux devant elle; je croyais invoquer la Mère de notre saint Sauveur.

Ce fut alors que Stéphane et Noémi confièrent leur amour à la vieille Marguerite.

La bonne tante embrassa sa nièce au front et tendit sa main au jeune peintre.

C'était beaucoup déjà, c'était presque un consentement. En effet, Marguerite approuva leur union, mais elle remit à une époque plus éloignée la réalisation de leurs désirs.

Stéphane était si jeune encore, il fallait donner à son talent le temps de grandir, une année d'épreuve serait bientôt écoulée.

Mais Stéphane pria tant et si bien, Noémi plaida sa cause avec tant d'ardeur, que sa tante se laissant fléchir, réduisit l'épreuve à six mois.
Pour revenir plutôt, riche et glorieux, le peintre arrangea son départ pour le lendemain même.

Noémi baissa les cils de ses beaux yeux, et pâlit devant cette résolution.
– Y pensez-vous, mon ami, lui dit-elle, lorsque, se retrouvant seule avec lui, Stéphane demanda la cause de sa pâleur et de sa tristesse : y pensez-vous? Demain est un jour sinistre, un vendredi, un treize, encore....

Mais Stéphane n'était point superstitieux.
Votre pensée, belle amie, lui répondit-il en pressant sa main sur ses lèvres, votre pensée me protégera contre tout danger, je m'abriterai dans votre amour ; peut-il arriver malheur à qui vous aime ?
– Impossible, belle amie; ainsi, je partirai demain à la garde de Dieu.

Le lendemain de grand matin, Stéphane et Noémi se trouvèrent seuls sous les grands arbres que vous savez.
Noémi était plus triste encore que la veille, ses yeux, fatigués, languissants, disaient qu'ils avaient beaucoup pleuré pendant la nuit.
Son joli visage était aussi blanc que le bouquet de fleurs blanches qu'elle avait mis à sa ceinture. Les adieux étaient faits, Stéphane allait partir, lorsque se retournant une dernière fois il aperçut ce bouquet, et le demanda comme un gage d'amour.

Noémi crut devoir le refuser, l'artiste insista davantage; Marie refusa toujours.
– Donnez-moi ce bouquet, je vous en prie, lui dit le peintre, il possède le bonheur de tous deux.

La pauvre enfant ne savait pas que la mort l'avait fraîchement cueilli.

Pour le lui prendre, Stéphane s'élança sur elle; mais par un mouvement rapide, Noémi l'arrachant de sa ceinture, le lança de toutes ses forces au courant du fleuve.
– Noémi! Noémi! s'écria l'artiste, le Rhône me le rendra, et, suivant la direction des fleurs, il se précipita dans les flots.

Il les eut bientôt atteintes et mises sur sa poitrine.

Nageant avec force pour vaincre la rapidité du fleuve, il n'était plus qu'à peu de distance du rivage, la belle Noémi lui souriait en tremblant du geste et du regard, lorsque tout-à-coup une pàleur mortelle se répandit sur le front de son bien-aimé.

Elle lui jeta son écharpe, mais trop légère, elle se brisa dans ses mains. – Adieu, ma fiancée, s'écria Stéphane, les forces m'abandonnent, je suis perdu, adieu. La jeune fille jeta un grand cri, et le jeune homme disparut sous les flots.

Quelques jours après, à deux lieues de Laudun, des pêcheurs trouvèrent un cadavre; c'était celui de Stéphane.

Il tenait encore dans ses deux mains glacées le fatal bouquet.
Regretté et pleuré de tout le village qui le chérissait, il fut inhumé dans un coin du cimetière.

A ces mots, la bonne femme porta la main à ses yeux pour essuyer quelques larmes ; puis, après un moment de silence, elle reprit :
– Mon fils, un malheur ne vient jamais seul en ce monde !
Cinq grandes journées s'écoulèrent : la pauvre Noémi ne reparut plus au village; tout le monde la pleura, car on la crut morte. Le sixième jour la vieille Marguerite trépassa de vieillesse et de désespoir.

Quelque temps après, une nuit qu'il faisait de l'orage et que le mistral soufflait bien fort, je fus réveillée par trois coups frappés à ma porte.

– Au nom du bon Dieu, ouvrez-moi, disait une voix douce et pourtant brisée; ouvrez, car j'ai bien froid; ouvrez, car j'ai bien faim.

Mon mari se leva et fut ouvrir au voyageur, surpris par la tourmente.

Mon Dieu! mon Dieu! c'était elle, c'était Noémi, c'était la fiancée de Stéphane, ou plutôt ce n'était plus qu'une pauvre insensée, une malheureuse folle; car elle était bien folle, en vérité, la pauvre Noémi !

Quand elle eut bien réchauffé ses petits pieds el qu'elle n'eut plus faim, nous la conduisîmes dans la seule chambre que nous avions à donner, celle que Stéphane avait habitée tout le temps de son séjour à Laudun.

A la vue du lit où le peintre avait reposé, le regard de Noémi s'anima, sa voix devint vibrante.
– Stéphane a passé là, s'écria-t-elle en tremblant, qu'avez-vous fait de Stéphane; rendez-le moi, je le veux....... depuis si longtemps je pleure; rendez-le moi, je vous donnerai des fleurs, les plus belles que je trouverai dans les champs, celles qu'il aimait tant à ma ceinture, ah !.... Qu'ai-je entendu, grand Dieu... un cri d'agonie..... Que vois-je ?.... un cadavre est sur ce lit... c'est le sien.... Stéphane est mort.... c'est moi qui l'ai tué!

Elle délirait la malheureuse enfant ; elle se jeta à genoux, fit une prière et se relevant : Venez avec moi, reprit-elle, je vous le ferai voir, il est là-bas sous les grands arbres.... il dort.... Le mistral grondait toujours, la tourmente avait redoublé de fureur; se détachant avec force de nos bras qui l'enserraient, la pauvre folle disparut dans la nuit.

Depuis, on la revit souvent, le jour, sur le bord du Rhône, la nuit, sur le bord des tombeaux. Le jour, elle demandait à la brise, à l'oiseau qui passaient, s'ils avaient rencontré Stéphane.
La nuit, elle prêtait l'oreille aux pierres sépulcrales, pour entendre parler la voix des morts.
Lorsque le ciel était bleu et le Rhône limpide, on la voyait courbée sur le fleuve, comme pour contempler une image chérie.
Lorsque la nuit venait, elle s'abritait dans les ruines de l'église de St-Jean; quand elle avait faim, elle frappait à la porte de la première ferme. Six mois s'écoulèrent ainsi pour la pauvre Noémi, ses joues si roses, si blanches devinrent pâles et livides, ses yeux si beaux, si brillants se vitrèrent et s'obscurcirent; elle n'avait plus que quelques jours à souffrir.

Un matin, on la surprit à genoux sur la tombe de Stéphane; ses mains étaient jointes, ses grands yeux élevés vers Dieu. On eût dit un ange, il ne lui manquait que des ailes; hélas ! elle n'en avait plus besoin, la pauvrette ; elle avait déjà pris son essor vers le ciel... elle était morte.

Depuis lors, des choses étranges se passent au village, à des époques indéterminées; cependant, la nuit qui succède au jour de la Toussaint, on est sûr de rencontrer une jeune femme, toute belle, portant un gros bouquet à la ceinture de sa robe blanche et courant les bras nus,les cheveux épars, sur les bords du Rhône.
On est certain d'entendre un long cri de détresse qui perce le cœur, ou bien une voix douce et plaintive qui pénètre au fond de l'âme.

Le récit de la bonne vieille femme m'avait tellement intéressé, qu'il m'avait fait oublier les heures.
Il était déjà grande nuit, lorsque la vieille femme se levant effrayée, me saisit au bras; ne voyez-vous rien là-bas, jeune homme?
– Je vois un rosier blanc, que la brise balance sur la tombe de Noémi.
– N'entendez-vous rien?
– J'entends un rossignol qui pleure auprès du rosier blanc.
– C'est elle, c'est Noémi qui rappelle Stéphane ! prions pour eux; la vieille femme se mit à genoux et le rossignol se tut pour entendre une prière pleine d'amour et de charité.

Je devais partir pour Roquemaure, le lendemain de grand matin; je voulus revoir les ruines de la petite église de St-Jean, j'espérais y rencontrer quelque chose qui me rappelât la folle de Laudun, la fiancée de Stéphane.

Je ne vis rien, mais j'entendis plusieurs fois, un chant plaintif autour de l'église, c'était celui du rossignol, pauvre Noémi !


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