La légende de la pierre du courroux d'Entraunes [Entraunes / Alpes-Maritimes / France]

Publié le 18 mai 2025 Thématiques: Attaque , Château , Construction , Construction miraculeuse , Destruction , Magie , Noblesse , Nom , Origine d'une roche , Origine d'un nom , Pierre | Roche , Punition ,

Vue sur le sommet de Châteauvieux
Vue sur le sommet de Châteauvieux. Source Agarock , Delphine Soliva via Altituderando
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Source: Chanal, Édouard / Contes et légendes du pays niçois (1895) (11 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Pierre de Courroux / Entraunes / Alpes-Maritimes / France
Lieu: Châteauvieux / Entraunes / Alpes-Maritimes / France

« Sur la colline que vous voyez au nord d'Entraunes s'élevait jadis un château fort inexpugnable qui était le repaire d'une sorte de bête féroce, digne pendant du monstrueux Barberousse dont on vous a narré les hauts faits à Saint-Dalmas de Valdeblore.

« Il n'était pas d'iniquités, ni de perfidies, ni de sanglants sévices dont l'homme de proie ne se fît un jeu contre une population inoffensive, ne reconnaissant loi divine ou humaine, n'ayant égard au sexe ou à l'âge, tant qu'enfin ce furent les mères de famille elles-mêmes, à bout de résignation, qui soufflèrent l'esprit de révolte dans l'âme de leurs maris et de leurs fils.

« Quand chacun fut bien décidé à en finir, la délibération ne fut pas longue ni embarrassée de scrupules juridiques : on saisit l'occasion d'une chasse au chamois où le sire s'était rendu avec tous ses gardes du corps transformés en piqueurs et rabatteurs, pour attendre le retour de la bande au passage d'une gorge étroite et la submerger d'en haut sous une avalanche de ces rochers qui ne demandent qu'à rouler.

« Ce qui fut exécuté ponctuellement, et avec un tel fracas de cailloux entrechoqués, que non seulement l'on n'en revit âme qui vive, mais qu'on n'avait pas perçu le moindre écho de leurs clameurs et imprécations dernières, sauf peut-être les aboiements de quelque molosse. à la vie plus dure que les autres.

« Justice faite, on alluma des feux de joie sur les sommets d'alentour, comme à la veille de la Saint-Jean, en signe de l'allégresse populaire.


« Il arriva, par malheur, que ces réjouissances indiscrètes ne furent pas du goût d'un autre seigneur qui avait sa résidence à Saint-Martin-d'Entraunes.

« Encore que celui-là ne fût rien moins que l'ami du nôtre, et que cette rébellion triomphante le débarrassât d'un rival avec lequel il avait eu souvent maille à partir, il appréhendait l'influence du mauvais exemple sur ses propres manants qui pouvaient être tentés aussi d'exercer contre lui de légitimes représailles. '

« D'ailleurs, ne lui fallait-il point, étant gentilhomme par la grâce de Dieu, venger la sacrosainte majesté seigneuriale foulée aux pieds des vilains?

« Il fit donc un pressant appel au concours du comte de Beuil, ainsi que des châtelains de Guillaumes, de Péone, de Daluis, voire même d'Ascros et de Sigale, qui ne purent faire moins que de lui expédier l'élite de leurs soudards, comme s'il se fût agi d'une croisade contre les Infidèles ; de telle sorte que nos pères, après une belle résistance qui eût honoré des chevaliers bardés de fer, se virent cernés par des forces supérieures et contraints de mettre bas les faux, les fourches, les fléaux, les frondes et autres objets qui tenaient lieu à des soldats improvisés, d'épées de combat, de masses d'armes ou d'arbalètes en surabondance dans l'autre camp.

« A peine désarmés, le vainqueur les fit comparaître devant son tribunal, sur le propre champ de bataille rougi du sang des leurs, et, malgré la capitulation, condamna sans merci au dernier supplice tous les hommes adultes du village insurgé.


« Tout était perdu pour les infortunés, quand le salut leur vint d'où l'on pouvait le moins l'attendre, c'est-à-dire de la maison même du seigneur de Saint-Martin.

Celui-ci avait une fille unique qu'il aimait ainsi que l'ours blanc aime ses petits, une gracieuse mais fantasque créature, toujours par monts et par vaux, dont la témérité accusait le sang étranger de sa famille : car ces méchants seigneurs qui faisaient peser un joug si lourd sur notre pays, n'en étaient nullement originaires !

« Or, il se trouvait que la jeune fille avait récemment été guérie par une bonne femme d'Entraunes, de la morsure d'une de ces vipères qui pullulent parmi nos rochers, un jour qu'elle revenait en cachette de faire visite aux trois fées de la Bouisse. Connaître les sciences occultes était, en effet, au premier rang de ses fantaisies. Si elle n'était pas fée elle-même, elle eût donné tous les parchemins de sa famille pour le devenir ; elle mettait le blason fort au-dessous du grimoire, et elle avait autant d'aversion pour les pédants généalogistes que de curieuse sympathie pour les astrologues, magiciens et enchanteurs.

« Ceux-ci, de leur côté, ne pouvaient que payer de retour l'héritière d'une puissante maison, leur plus cher souci ayant toujours été de se ménager des intelligences en haut lieu, pour contrevenir aux lois naturelles et divines avec plus d'impunité.

« La jeune catéchumène en sorcellerie, quoique déjà très futée, n'avait pas encore l'âme complètement pervertie par ses mauvaises lectures et fréquentations. Au demeurant, dans le monde suborneur de la sorcellerie, on se pique de reconnaître les bienfaits au moins autant qu'on raille le pardon des offenses enseigné par l'Évangile..

« Ce fut donc de bonne grâce et de grand cœur que la jeune fille promit à la vieille herboriste d'Entraunes, à laquelle elle devait la vie, de mettre tout en œuvre, soit pour fléchir le courroux de son père, soit pour assurer par artifice le salut des malheureux condamnés.

« Ce qui importait au premier chef, c'était de gagner du temps, coûte que coûte, en faisant surseoir à l'exécution de la sentence rendue.

— « Mon doux seigneur et père, — dit-elle du ton qu'il convenait d'employer avec l'ombrageux personnage, — certes, votre courroux est des plus légitimes, et ces révoltés pris les armes à la main sont de ceux qui ne méritent nulle merci; mais votre justice impeccable trouve-t-elle bien nécessaire de leur faire couper la gorge, dès aujourd'hui, par votre gendarmerie fatiguée de la bataille?
— « Une fois la besogne achevée, — répondit le justicier avec un geste de bourreau, — ma gendarmerie n'en soupera que de meilleur appétit.
— « Soit ! et tous ces drôles auront été proprement expédiés dans l'autre monde, pour y porter leurs excuses à votre cousin d'Entraunes !... Mais ne pensez-vous pas que leurs corps ballants aux branches des noyers de Saint-Martin serviraient plus utilement d'exemple à tous les mutins de la paroisse et de ses succursales ?
— « Sans doute ! et vous parlez d'or, ma chère enfant. Mais où voulez-vous que je pêche les deux ou trois cents cordes que réclamerait cette vaste pendaison?
— « Vous pouvez compter sur votre fille pour vous les tresser, avec le concours des femmes de vos manants !
— « Allons donc ! vous n'y pensez pas, ma pauvre bonne ! Ce serait un retard de huit jours ; dans l'intervalle, les trois quarts de ces gueux, qui ont des jambes de chamois, auraient, sans crier gare, enfilé la venelle !
— « Que non pas, si vous avez pris soin de les retenir par un espoir de pardon. A votre place, je leur imposerais une corvée dont ils ne pussent venir à bout dans une semaine ou dans six mois, comme celle de transporter les pierres du château d'Entraunes à Saint-Martin, et de vous y construire une citadelle où vous dussiez faire votre entrée d'aujourd'hui en huit. A ce prix, je n'hésiterais pas à leur promettre la vie sauve. Que si, par impossible, ils arrivent à opérer ce miracle, avouez que vous n'y aurez rien perdu, et que vous pourrez, au besoin, pour la peine, leur faire cadeau des cordes dont vous aurez profusion, afin que les pendards aillent chercher leur potence ailleurs. »


« Comme il ne répugne aucunement à un ogre de faire souffrir ses victimes huit jours de plus, le nôtre trouva que l'idée de son ingénieuse fille avait du bon.

« En conséquence, pour mieux jouer cette comédie, il donna ordre à son héraut d'armes de préconiser sur la place de l'église sa clémence magnanime, qui lui valut tout d'abord un concert d'actions de grâces de nature à toucher tout autre cœur moins barbare.

« Le lendemain, les intéressés n'avaient que trop compris le raffinement de sa cruauté !

« C'était, en effet, un ouvrage de longue haleine que la démolition du vieux castel, qui avait été bâti de moellons énormes, rejointoyés par un ciment plus dur, avec le temps, que le granit lui-même !

« Au surplus, à supposer que cette première partie de la tâche commandée pût être menée à bien, comment ensuite transporter les matériaux à pied d'œuvre, dans l'autre village, qui n'était pas distant de moins de huit à neuf mille pas, et ce, par des sentiers de montagne où jamais charrette à bras n'avait roulé?

« Comment ensuite édifier de fond en comble un chef-d'œuvre de maçonnerie, une citadelle avec donjon, mur d'enceinte, chemin couvert et pont-levis ?

« Le diable seul ou l'enchanteur Merlin eussent été à la hauteur d'un pareil tour de force à exécuter d'une semaine à l'autre !

« Cependant, l'amour de la vie nous tient au cœur par de si fortes chaînes, que les malheureux se mirent à la besogne sans désemparer, et suèrent d'ahan, réconfortés, au reste, par les exhortations que la damoiselle de Saint-Martin chargeait sa vieille amie de leur transmettre, et soutenus aussi par l'espérance que leur bonne volonté ne laisserait pas d'émouvoir la miséricorde de leur tyran.

« Le soir venu du septième jour, c'eût été folie de conserver la moindre illusion !

« Non seulement la première partie de la tâche, si disproportionnée à leurs forces, n'avançait qu'avec une lenteur désespérante, mais ils avaient reçu, hélas! sur leur chantier, la visite du justicier sourcilleux, ayant toujours au front le pli d'un inflexible courroux.

« Tout espoir évanoui d'échapper au supplice, restait pour ces braves cœurs la ressource de le regarder en face, avec l'indifférence des martyrs.

« Car de s'évader par le couvert de la forêt, ce n'était pas chose à tenter, puisque, fùt-on parvenu à percer le cercle de fer dont on était investi, on laissait en otage à la soldatesque irritée les familles des fugitifs. Ne valait-il pas mieux mourir tous ensemble, avec l'adieu mutuel d'un regard ami et la consolation d'être pleuré par les siens?

« Avant de s'étendre sur la dure pour dormir son avant-dernier sommeil, chacun embrassa tendrement ses voisins, puis tous récitèrent èn chœur les prières des agonisants et se donnèrent rendez-vous dans le monde inconnu où ils devaient achever la journée du lendemain.


« La plupart dormaient, de lassitude et de résignation, lorsqu'une étrange musique vint tout à coup bercer leur sommeil.

« On eût dit, à travers les ténèbres muettes, les notes lointaines d'un de ces chalumeaux mystérieux dont jouent les charmeurs de serpents!

« Elles se détachaient harmonieusement, à la fois très douces et très claires, avec des silences expressifs, telles que des appels dont la réponse est attendue. Évidemment, ce n'était pas une simple musique, analogue à celle du virtuose qui charme ses loisirs ou la mélancolie du prochain ; c'était une vraie langue, inintelligible sans doute pour le vulgaire, mais éloquente pour les initiés, une langue surnaturelle qui était du ciel ou de l'enfer.

« Peu à peu les endormis se réveillèrent, croyant rêver encore, et en proie à une agitation singulière qu'ils sentaient être celle de l'espérance plutôt que des affres de la mort prochaine.

— « Entends-tu, frère?— se chuchotaient-ils à l'oreille l'un de l'autre ; — entends-tu les battements d'ailes d'un « chœur aérien?... Quelque puissance céleste veille sur « nous ! »


« A ce moment, un bruit tout différent redoubla leur surprise, un bruit de moellons qui dévalaient successivement de la colline, et qui, par bonds réguliers, comme en suivant les gradins d'une cascade à plusieurs étages, arrivaient jusqu'au milieu du lit du Var.

— « Debout les éprouvés ! Ressuscitez, agonisants ! — dit une voix fraîche de jeune fille; — le monde des sphères supérieures conspire avec vous, la matière se fait votre servante ! Voici que les pierres du château ont des oreilles pour répondre aux injonctions du magicien, votre sauveur. Elles s'acheminent docilement où il les mande, en s'aidant de la pente rapide de la rivière : écoutez le bruit argentin des eaux qui rejaillissent, sous leur choc, en pluie de gouttelettes!... »

« Le défilé des moellons durait depuis une demi-heure, par une nuit sans étoiles, qui ajoutait encore au mystère d'un coup de théâtre si imprévu, quand, tout à coup, perçant les nuages, la lune s'élança, éclatante, au-dessus de l'horizon, et fit ruisseler sa lumière sur la robe aux fils d'argent de la damoiselle de Saint-Martin, qui occupait le devant de la scène.

« En même temps, les accents du chalumeau enchanté devinrent plus distincts encore, et, au loin, sur le rocher de Bramus, apparut la silhouette d'un géant, qui se découpait sur le fond éclairé du ciel.

« Les malheureux ne doutèrent plus qu'une intervention surnaturelle ne s'exerçât en leur faveur, et comme la jeune fille, d'un geste solennel, les invitait à l'accompagner vers le torrent, et à marcher à la suite des moellons en mouvement, ils obéirent, ainsi qu'un troupeau soumis, sans égard à la fatigue, au choix d'une route si singulière, à la fraîcheur des eaux, qui leur montaient parfois à la ceinture, uniquement soucieux de ne pas perdre de vue la blanche robe de leur libératrice qui semblait glisser sur la surface des flots.

« En passant sous le rocher de Bramus, qui servait de piédestal au géant, ils levèrent la tête pour reconnaître le magique virtuose, mais l'énorme masse surplombante leur en dérobait la vue.

« Ils n'entendirent pas moins le joueur de chalumeau pousser une note stridente, qui fut suivie d'un bruit sourd du côté d'Entraunes, comme d'un lointain écroulement.

« Mais, déjà sans inquiétude, à la pensée des génies tutélaires qui s'intéressaient à leur sort, ils continuèrent leur marche en avant, au fil de l'eau clapotante, et l'étoile du berger, messagère du jour le plus radieux de leur vie, se leva pour les voir sauter allègrement sur la rive de Saint-Martin.

« Là s'accomplissait, à l'endroit désigné, la dernière partie de leur tâche surhumaine, aussi spontanémeut que les deux autres.

« Tous les murs de la citadelle étaient debout, avec meurtrières et créneaux, et les dernières pierres du donjon, montées par des grues invisibles, s'alignaient d'elles-mêmes en corniche munie de ses mâchicoulis.

« Les ouvriers, émerveillés d'un chef-d'œuvre qui ne pouvait manquer de leur faire grand honneur, n'eurent que la peine de franchir le pont-levis, et d'attendre, qui au sommet de l'édifice, qui sur les marches de l'escalier intérieur, qui le long du chemin de ronde ou dans l'intervalle des créneaux, que le maître de ces lieux eût quitté sa couche seigneuriale pour venir recevoir l'ouvrage qu'il leur avait commandé.


— « Je n'attends plus, à mon tour, — dis-je au conteur qui faisait une pause, — que le nom de cette jeune fée adorable, à la robe couleur d'un clair de lune, dont je suis surpris d'entendre parler pour la première fois, mais dont le souvenir doit être gravé profondément dans tous les cœurs des habitants de la vallée.

— « Ah ! monsieur, croyez-vous qu'elle méritât tant de reconnaissance ? — me répondit l'homme d'Entraunes, en hochant la tête. — Dites-vous bien que la citadelle bâtie avec les pierres de notre château démoli, a duré de trop longs siècles, et servi de tanière à trop de loups et de renards, pour que les populations qui étaient en proie, n'aient pas maudit quiconque avait plus ou moins contribué à son érection.

« Ç'a été pour nos ancêtres l'occasion d'éprouver une fois de plus, que rien ne coûte si cher que les services gratuits des puissances infernales !

« Aujourd'hui, seigneurs et châteaux forts ont disparu avec les fées et les magiciens : mais il reste de cet événement de notre histoire locale, un témoin dont le nom traditionnel vous exprime à merveille le vrai sentiment des générations successives. C'est l'immense bloc de granit que vous voyez dans le lit du Var, en aval d'Entraunes.

« Il servait d'assise au château ; l'enchanteur qui, une fois sa mission accomplie, le déracina pour son divertissement, n'avait que faire de jouer du chalumeau une heure de plus, pour l'entraîner jusqu'à Saint-Martin, et il le laissa au pied du village.

« Eh bien on le désigne, de nos jours encore, sous une dénomination bien significative : c'est resté la Pierre du courroux.


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