Le Démon, quoique confiné depuis plus d'un siècle au fond de l'Aisne, ne s'était pas regardé comme complètement battu ; car les traditions locales nous apprennent qu'en 826, alors qu'il n'y avait pas encore de pont bâti sur la rivière et que le transit se faisait en barques, le passage de l'eau était fort dangereux et occasionnait de nombreux accidents. Il était même arrivé maintes fois que le démon, qui en avait fait son séjour avait, selon sa coutume, précipité dans le fleuve bon nombre de ceux qui en tentaient la traversée.
Mais ce n'était pas le seul inconvénient. Il paraît qu'avant l'arrivée des reliques de S. Sébastien sur le territoire soissonnais, où elles allaient enrichir le trésor de la puissante abbaye de Saint Médard, la cité était souvent inquiétée non seulement par la visite des mauvais esprits, mais encore par des cris affreux qui retentissaient pendant la nuit à travers la ville, ce qui a fait dire à Berlette, historien soissonnais: « Il advint encore en ce temps-là, c'est qu'une voye fut ouye, criant par trois fois : Malheur ! Malheur ! et disant qu'à l'exemple de Sodome et Gomorrhe, elle périrait par feu et soufre; ce que n'estant encore advenu, l'on croit qu'il est retardé par les mérites de S. Sébastien. » Puis il ajoute « qu'à cette époque où il croit qu'on essayait de bâtir le pont, il y avait certains démons qui l'empêchaient et faisaient noyer plusieurs qui en ces lieux passaient l'eau. »
Déjà, au XIIIe siècle, le poète Gautier de Coinsy s'était rendu l'écho de ces menaces peu rassurantes pour la cité de Soissons, alarmée qu'elle devait être par les fâcheux pronostics qu'on débitait sur elle :
Souvent avait povres moissons,
En la valée de Soissons,
Quant li Martirs fu aportez.
Li pais iert si avortez.
Ni povait croistre n'un ne el
Car, sus la porte Saint-Voel,
Ert un Déable à séjour,
Qui estonnoit nuit et jour,
Toute la ville par sa voiz.
Souvent criait li fel, li froiz,
A voiz haie, à voiz hideuse,
A voiz horrible et ténébreuse :
Ve tibi Suessio, peribis, ut Sodoma.
Mais ces annonces effrayantes, rapportées par Berlette et Gautier d'un démon qui résidait sur la porte Saint Voué, placée [...] au bas de la rue du Mont-Revers et devant laquelle s'arrêtaient toujours les processions pour y chanter une antienne particulière avant d'en affronter le passage, remontaient à une haute antiquité; puisque déjà, au commencement du Xe siècle, le moine Odillon, dans la relation détaillée qu'il nous a laissée de la réception des reliques de S. Sébastien, s'exprime ainsi, (Chap. XLII)
Nous avons vu des hommes d'une probité reconnue qui disent avoir entendu des voix qui menaçaient Soissons d'une ruine formidable. Il y avait à l'orient de la ville une petite tour, Turricula, qui regardait les plages du couchant, sur laquelle on entendait un mauvais esprit qui criait pendant la nuit, à trois reprises différentes: Malheur à toi, Soissons! tu périras comme Sodome et Gomorrhe. Réduite en cendres par les flammes, tu deviendras invisible comme une ville inconnue. Puis, s'étant acquitté de sa mission, il disparaissait comme un souffle. Mais, ce qu'il y avait de plus étonnant, c'est que cette voix de mort, dont l'intonation était horrible était entendue des habitants des faubourgs, malgré leur éloignement, aussi bien que de ceux de la ville. Le bruit de cet évènement avait couru de pays en pays et s'était répandu au loin. J'ai appris ce fait, ajoute l'auteur, de plusieurs personnes encore vivantes de notre temps et qu'on ne peut soupçonner d'avoir voulu tromper... Nos pères et nos prédécesseurs qui nous rapportaient ces choses, attribuaient aux mérites et à l'intervention de notre pieux martyr que ce malheur ne soit pas arrivé. Ils disent encore qu'avant son arrivée de Rome, les citoyens se trouvaient effrayés par les horribles spectres que ces esprits malfaisants présentaient à leur imagination et aux embûches qu'ils leur tendaient sur les places publiques et jusque dans leurs maisons. Mais sa venue les avait dissipés comme une vapeur de fumée et une parfaite tranquillité en fut le prix.»
C'est donc aux yeux de ces chroniqueurs par l'arrivée triomphale des reliques de S. Sébastien venues de Rome au bruit des miracles semés sur leur route que ces menaces, effrayantes pour la ville, disparurent du moins en partie et que le passage de l'Aisne, jusque là si redouté, put être franchi impunément. Nous voyons en effet qu'aussitôt que les corps saints eurent traversé le cours du fleuve, les esprits malins, qui tendaient toutes espèces d'embûches aux passagers, se trouvèrent déboutés et obligés de prendre la fuite.
Ce fut en mémoire de ce bienfait que le prévôt Brodius, de concert avec les chefs de la cité, fit ériger deux colonnes en pierre qui furent dressées de chaque côté de la rivière.
On lisait sur la colonne placée en face de la ville:
ADJUVA NOS DEUS.
et sur la colonne de droite, vis-à-vis l'abbaye de Saint-Médard:
ERIPE ME DOMINE.
Cette érection, jointe à l'invocation divine, indiquait donc un péril sérieux; et il l'était, en effet, si on s'en rapporte aux traditions contemporaines, puisque le navigateur devait avoir recours à ce puissant préservatif, et quand il passait pendant la nuit sans qu'il pût apercevoir ces colonnes, témoignages de confiance pour lui, ou qu'il confessait son ignorance ne sachant pas lire, le saint lui communiquait cette connaissance avec tant d'adresse que, malgré sa rusticité et son ignorance, il ne pouvait l'oublier jamais.