Non loin des bords si pittoresques de la Marne, [...] vers les plateaux accidentés du Tardenois, existait, dans la dépendance des villages de Courmont et de Ronchères, un monument qui datait d'une haute antiquité. C'était une pierre lourde et massive, placée debout, auprès d'une source qui prenait naissance dans la forêt du Rys.
Cette pierre, d'une teinte noire et étrangère au pays, qui ne produit que de minces galets, meulières rougeâtres qu'on trouve au milieu de ces terrains humides et glaiseux, présentait donc une physionomie particulière et originale. Mais elle était surtout remarquable en ce qu'elle portait, dit-on, un signe distinctif, l'empreinte bien marquée d'une patte d'ours.
Les historiens ont longtemps cherché l'explication de cet emblème et ils se sont sérieusement demandé s'il ne fallait pas attribuer à cette circonstance le nom d'une petite rivière qui s'est appelée de tout temps l'Ourcq, soit que cette dénomination résulte de la présence de ces bêtes fauves, qui ont pu jadis habiter ces grands bois, ou de quel qu'évènement tragique arrivé en ces lieux. Quand on se jette dans le domaine des conjectures, toutes tes interprétations paraissent admissibles.
Quoiqu'il en soit, un fait a survécu à toutes les explications tentées jusqu'à ce jour c'est la vénération, ou plutôt une sorte de respect craintif, que le peuple conservait encore au siècle dernier pour cette Pierre mystérieuse, au point qu'une jeune fille n'aurait pas osé s'y hasarder, seule et sans être accompagnée, même en plein jour.
Cependant, si l'on en croit la tradition, cette Pierre si longtemps respectée et demeurée debout comme gardienne des sources de l'Ourcq, n'en avait pas moins couru de grands dangers, malgré la peur qu'elle inspirait. Voici dans quelle circonstance, mais sans en bien préciser l'époque :
On rapporte donc, que quatre habitants de Ronchères, autant par effet de jeunesse, sans doute, que dans le but de guérir le pays de cette superstition et peut-être aussi de la peur dont elle était l'objet, complotèrent ensemble d'enlever un beau jour la Pierre Noire du lieu qu'elle occupait depuis tant de siècles. Armés de leviers puissants et accompagnés d'une charrette attelée de deux vigoureux chevaux, ils s'étaient joyeusement dirigés vers la fontaine. Bientôt ils avaient essayé de soulever la Pierre et de la charger sur leur voiture. Malgré les difficultés qu'avait présentée cette opération hardie, tout avait jusque-là marché à souhait; il ne s'agissait plus que de faire avancer le véhicule. Mais ce fut inutilement, car, en dépit des efforts des hommes et des chevaux qui tiraient à plein collier, tandis que les autres aidaient à faire tourner les roues, la voiture refusa d'avancer.
Frappés de cette résistance inattendue, mais non découragés dans leur entreprise, nos hommes songèrent à se diriger vers une ferme voisine pour y demander des chevaux de renfort. Mais hélas nonobstant ce nouveau secours et les coups de fouet qui ne sont pas épargnés à ces pauvres bêtes, la charrette n'en resta pas moins immobile.
En présence d'un phénomène que rien n'explique et qui ne consiste ni dans la lourdeur spécifique de la Pierre, ni dans la nature du sol, nos entrepreneurs, naguère si vaillants, commencent à faiblir et à prendre peur; mais une peur étrange qui les jette dans un trouble indicible. Et, cependant, ces héros d'un nouveau genre étaient sans doute quelques esprits forts du village, qui s'étaient promis de ramener et peut-être de promener en triomphe la Pierre-Noire, la Pierre devant laquelle s'étaient signées les générations précédentes lorsqu'elles passaient le soir en cet endroit ou qu'elles venaient s'y désaltérer ou puiser une onde bienfaisante.
Bien convaincus cette fois de l'impossibilité où ils étaient d'exécuter un projet si périlleux. Dominés de plus à leur tour par une de ces vieilles croyances auxquelles on ne peut guère échapper, tout incrédule qu'on soit vis-à-vis d'elles, ils s'empressèrent, dans leur effroi, de décharger la Pierre et de la remettre respectueusement à sa place. Puis, comme s'ils avaient redouté quelque punition pour cet acte sacrilège à leurs yeux, ils s'enfuirent à travers la campagne, n'osant rentrer au hameau, qui eût certes applaudi à la vengeance de la Pierre.
Mais, heureusement, la Pierre, malgré sa mauvaise réputation, était pacifique et non vengeresse; elle le prouva bien quelques années plus tard. Un particulier ne craignit pas de la faire enlever pour la placer dans l'encoignure d'un bâtiment qu'il faisait construire. Il est vrai qu'on lui intenta un procès. Mais quelle qu'en ait été l'issue pour le profanateur, le pauvre moellon n'en resta pas moins brisé, meurtri et confondu désormais avec d'autres compagnons d'origine diverse et n'ayant joué aucun rôle sur la scène de ce monde. Ainsi disparaissent les Pierres et les Dieux. Si la peur les a faits, dit un auteur, le mépris les tue. Depuis cette époque, la Pierre et la Fontaine ont perdu tout prestige; on y passe aujourd'hui sans inquiétude. Mais les vieillards aiment encore à se rappeler le passé ; il est vrai que quand les religions s'éteignent, les superstitions restent,
Mais, me direz-vous, chers lecteurs, qu'était-ce que cette Pierre de Courmont, je n'en sais trop rien, ne l'ayant jamais vue et ne possédant sur elle que des données incomplètes. Toutefois je serais porté à croire que c'était une consécration de la source à quelque divinité païenne. C'est, du moins, la pensée de dom Grenier. Dans ses recherches sur la Picardie, cet écrivain nous confirme qu'au VIIème siècle, on offrait encore des sacrifices aux Termes, aux fontaines, aux arbres. La plupart de ces superstitions, dit Lacroix, appartenaient encore au paganisme et conservaient l'empreinte des croyances religieuses de l'antiquité. On lit, en effet, dans la vie de S. Eloi par S. Quen, que ce grand évêque défendait aux chrétiens d'invoquer Neptune, Orcus, Diane, Minerve ou le génie Nullus... nomina domonum, Neptunum, Orcum aut Dianam aut Minervam aut Geniscum invocare presumat. Il prohibait aussi l'usage d'allumer des feux sur les pierres, aux bords des fontaines, comme aussi de faire des vœux ou des cérémonies auprès de ces objets. Nullus vel ad petras, vel ad fontes luminaria faciat.
L'historien du Valois et le bénédictin dom Grenier en constatant un culte superstitieux à la source de l'Ourcq ont donc voulu, dit M. de Vertus, qu'on regardât comme une de ces divinités la grosse pierre debout qui se trouvait dans la paroisse de Courmont; mais ils n'ont pas pu préciser le culte d'horreur et d'effroi venu jusqu'à nous à travers tant de siècles écoulés. D'après cet archéologue, cette Pierre Noire représentait donc le génie de l'Ourcq, le fameux Orcus ou Pluton, le dieu noir de la mer, suivant Hésiode, le dieu des enfers qui punit les faux serments.
Ainsi expliquée, la Pierre de Courmont était donc une pierre redoutable, un emblème effrayant pour la naïve crédulité de nos pères. On ne cite cependant aucun fait alarmant arrivé en ces parages en dehors de ceux que nous avons relatés et qui sont d'une date assez récente, relativement à son antiquité.