Quand on visitait autrefois le fameux château de Coucy, si plein des souvenirs des Enguerrands, ces héros à la taille de géants, dont la devise était si fière et le courage si haut, on voyait sculpté sur une pierre placée dans le tympan de la porte de la grosse tour, un chevalier armé de son épée et de son bouclier, luttant contre un lion qui se dresse contre lui.
Or, d'après la tradition, disent Jovet, Lalouette et Duplessis, ce bas-relief représentait Enguerrand II qui, par sa bravoure et son adresse, avait surmonté la force d'un lion dont l'histoire est restée célèbre dans le pays.
En effet, entre Laon et Soissons, en s'appuyant vers l'ouest, se trouvent de vastes massifs de bois, connus jadis sous le nom de forêt de Voas, et aujourd'hui sous celui de forêts de Coucy et de St-Gobain; et on sait que les grands bois ont toujours été le repaire des bêtes féroces qui ont parfois causé de grands ravages et alarmé les populations qui en étaient voisines.
Donc vers le commencement du XII siècle, une de ces bêtes, plus épouvantables que les autres et, paraissant avoir la figure d'un lion, effrayait la contrée et notamment les environs de Prémontré où elle résidait. Ses rugissements terribles et ses cruautés sauvages faisaient trembler les habitants dont les maisons étaient désolées, les bergeries dévastées; car ils voyaient disparaître chevaux, vaches et moutons. Les personnes n'étaient pas plus en sûreté. On disait que des enfants, des femmes et même des hommes avaient été dévorés sous sa dent meurtrière.
Dans une pareille détresse le peuple se réclama du jeune Euguerrand, le fils du fameux Thomas de Marle, déjà reconnu pour un véritable preux. Le sire de Coucy, jaloux de répondre à la confiance qu'on avait en lui et de délivrer le pays de ce fléau, cédant d'ailleurs aux instincts de sa race et aux idées chevaleresques de son temps, accepta avec empressement cette glorieuse mission. Doué d'un courage intrépide qui lui faisait rechercher les entreprises les plus périlleuses, il résolut de combattre seul le redoutable animal et d'en purger la contrée.
Armé d'un simple bouclier et d'une lame solide et bien affilée, Enguerrand partit escorté d'un simple paysan, chargé de lui indiquer le gîte de la bête. Tous deux pénètrent dans la forêt de Voas qui s'étendait anciennement jusqu'au-dessus de l'endroit où fut bâtie l'année suivante l'abbaye de Prémontré. A mesure qu'ils avançaient, les chemins devenaient de plus en plus difficiles, et des ravins profonds, des ronces épaisses, des rochers creusés par la nature, les conduisirent enfin dans un lieu des plus sauvages. Soudain le paysan de s'écrier tout affolé : « Sire, le voici. » — Dieu m'aide ! s'écrie Enguerrand à son tour. Car en disant ces mots, le chevalier se trouvait tout à coup en présence du lion qui voulut se jeter sur lui. Mais Enguerrand ne lui en laissa pas le temps, et saisissant promptement sa longue épée : « Ah! Saint-Jean, dit-il, tu me l'as de près montrée. (1) » Puis, attaquant vivement la bête, il parvint, après une longue et terrible lutte, à lui passer son glaive au travers du corps et à l'étendre mort à ses pieds.
Cette victoire, qui affranchissait le pays d'un monstre terrible, causa une joie générale, et des fêtes de réjouissances. furent instituées à cette occasion. C'est peut-être à cette circonstance que se rattache la cérémonie qui s'observait anciennement à Coucy, et par laquelle l'abbé de Nogent ou son fermier étaient obligés de présenter trois fois par an des rissoles au seigneur de Coucy ou à ses officiers. Cet acte féodal avait lieu au pied du donjon du château où était un lion de pierre assis sur une dalle portée par trois autres lionceaux couchés.
Le feudataire, monté sur un cheval isabelle qui avait les oreilles et la queue coupées, portant un fouet à la main, un semoir de toile blanche rempli de blé sur la poitrine, et devant lui un panier plein de petites pâtisseries, nommées rissoles, faites en forme de croissant et farcies d'un hachis de veau, cuit dans l'huile, suivi d'un chien roux, sans queue ni oreille et au cou duquel une rissole était suspendue, s'avançait dans cet accoutrement jusqu'au lion dont il faisait trois fois le tour, au bruit du claquement de son fouet. S'il manquait quelque chose à l'équipage, par exemple, un seul clou à la ferrure du cheval, ou si le cheval faisait quelqu'incongruité durant la cérémonie, il était confisqué au profit du seigneur. La cavalcade terminée, l'abbé ou son représentant descendait de sa monture; et mettant un genou en terre, il embrassait le grand lion.
(1) Melleville, Hist. de Coucy. voulu tirer de ce dicton l'étymologie de Prémontré. Mais il faut la chercher ailleurs ou dans Pratum monstratum ou dans præ tribus montibus. Celle de pratum monstratum nous paraît la seule naturelle et la seule usitée dans les vieilles chartes. Prémontré se trouvait, en effet, environné de prairies marécageuses, situées en avant des grands bois qui le couronnent et l'avoisinent.