C'est dans l'église modeste [du village d'Eben] qu'est enterrée la célèbre Tyrolienne, sainte Nothburga, que je vais avoir l'honneur de présenter au touriste; il peut d'ailleurs, dans une vitrine, contempler les ossements, enjolivés de fleurs et de pierres multicolores, de la digne créature promue d'humble servante au rang de bienheureuse. Elle est née dans cette pittoresque ville de Rottenburg, que nous avons vue dans la vallée inférieure de l'Inn, en venant de Kufstein. A dix-huit ans, elle entra au service de la châtelaine de Rottenburg, résidence dont on ne voit plus que les ruines pittoresques en face de Jenbach. C'était en treize cent et je ne sais plus combien, car j'ai oublié les fractions. Modeste, résignée, comme si elle pressentait de si glorieuses destinées, Nothburga était un modèle de toutes les vertus. Les restes de la table opulente du château, elle les portait aux pauvres de la vallée malgré la défense de la châtelaine, femme avare, hautaine et cruelle, disent les historiens qui ne l'ont pas connue. Chassée pour avoir trop aimé les pauvres, la servante vint au village d'Eben, où elle entra au service d'un paysan, dont on montre encore la maison au touriste. Ce paysan ne croyait ni à Dieu ni à diable, et voulut forcer sa servante à travailler même le dimanche. Un jour que le rustre allait visiter ses gens qui piochaient sa terre, l'angélus sonna à l'église d'Eben, et Nothburga s'agenouilla pour prier. Jusqu'ici cette histoire est très-simple, mais je préviens le lecteur qu'elle va se compliquer désormais. Furieux, le paysan reproche à sa servante de perdre un temps précieux en inutiles prières. A ces mots, Nothburga se lève indignée et lance dans l'espace la serpette qu'elle tenait encore dans les mains. O miracle! la serpette resta suspendue dans les airs, où, du reste, on ne la voit plus de nos jours.
Pendant ces événements, la châtelaine de Rottenburg était morte et son mari inconsolable passait son temps à chasser dans la montagne. C'est là qu'il rencontra Nothburga qui, après son premier miracle, avait quitté le paysan. Saisi de pitié à la vue de cette pauvre fille, le seigneur la reprit à son service où elle mourut au commencement du quatorzième siècle.
Avant d'expirer, Nothburga avait exprimé le désir qu'on plaçât son corps sur une charrette attelée de deux bœufs et qu'on l'enterrât à l'endroit où les bœufs s'arrêteraient.
Ainsi fut-il fait, et derrière la charrette marchaient le comte, ses serviteurs, ainsi que l'aumônier de Rottenburg. L'attelage descendit la montagne avec son précieux fardeau et se dirigea vers l'Inn, qui s'empressa d'arrêter le cours de ses eaux afin que les bœufs, le chevalier et le corps de Nothburga pussent gagner l'autre rive sans se mouiller seulement la plante des pieds. Une fois là, les bœufs traversèrent Jenbach et remontèrent le cours du torrent jusqu'à Eben. Dans ce village, devant l'église, ils s'arrêtèrent subitement, et tournant à droite s'avancèrent jusqu'à l'autel où, sans le secours des hommes, ils déposèrent les restes mortels de Nothburga; après quoi ils retournèrent tranquillement à l'étable du château comme de bons boeufs modestes qu'ils étaient et sans se douter qu'ils venaient d'accomplir un acte historique dont on parlerait encore au dix-neuvième siècle.
Dans les caveaux de l'église d'Eben, sainte Nothburga reposa tranquillement de 1313 à 1718, c'est-à-dire plus de quatre siècles, quand, dit M. Steub, des historiens les plus compétents du Tyrol, les paysans se demandèrent tout à coup pourquoi les ossements de la sainte nè se trouvaient pas, comme dans d'autres églises du Tyrol, dans une vitrine sur le maître-autel. Une députation se rendit auprès de l'évêque de Brixen pour demander au prélat l'autorisation de déterrer les restes mortels de la sainte servante; l'évêque nomma une commission chargée de surveiller cette exhumation, et, après avoir, pendant sept jours, remué la terre dans les caveaux, les paysans d'Eben trouvèrent enfin un tas d'ossements, que la commission reconnut pour avoir jadis appartenu à sainte Nothburga. La découverte fut saluée par les détonations de toutes les vieilles carabines que, pour la circonstance, on décrochait du mur. Le comte de Tannenberg fit transporter ces reliques dans son palais, et sa mère, sa femme et ses sœurs furent assez heureuses pour en réunir les fractions en un beau squelette, dont elles incrustèrent les côtes de pierres fines, remplaçant les yeux par des rubis et les dents par des émeraudes.
Ainsi restaurés et embellis de broderie et de pierreries, les restes mortels de Nothburga furent rendus à la commune d'Eben. L'évêque de Brixen avait traversé le Brenner avec un cortège de prêtres et de laïques pour conduire la sainte du château du comte Tannenberg à l'humble église de village, où on peut encore la voir aujourd'hui. Depuis, quelques savants ont osé prétendre que les ossements officiellement reconnus comme ceux d'une sainte ont, dans le temps, appartenu à un inconnu du sexe masculin; mais ces calomnies n'ont pas un instant ébranlé la conviction des habitants d'Eben et j'engage vivement le voyageur à ne pas émettre le moindre doute sur l'authenticité de ce squelette; autrement il courrait le risque d'être jeté du haut du rocher dans la vallée, ce qui le priverait du plaisir inestimable de visiter le beau lac, qui, à une faible distance du village, est encaissé dans les rochers.