En ce temps-là le monde était mauvais. C'est pourquoi Dieu avait permis que les saints et les saintes pullulassent pour répandre la bonne parole. Hélas! la malice des hommes eut plus de force que la sainteté des anges. Aujourd'hui il n'y a plus de saints; du moins il n'y en a plus guère. Et les hommes sont pires que jamais.
Donc, en ce temps-là, une floraison de saints et de prophètes couvrit la terre lorraine, comme les coquelicots sanglants sèment, au printemps, des taches innombrables dans les seigles bleuâtres. Des saints et des saintes, il y en eut partout, dans les faubourgs turbulents et sordides des villes, dans les villages paisibles, dans les grandes plaines noyées de solitude, sur les cimes des montagnes, dans les retraites profondes des forêts mystérieuses. En tous lieux, ils accomplissaient les travaux de la foi. Ils n'étaient point troublés par les menaces, les moqueries, l'indifférence des hommes, ni par les hurlements des bêtes affamées, ni par l'angoisse du silence qui pèse sur les choses. Ils dispersaient, infatigables, les génies et les démons. Ils traquaient dans les taillis les faunes et les ægypans. Ils chassaient des clairières et des arbres bruissants l'essaim des fées qui les hantaient. Ils poursuivaient sur les bords glacés des fontaines, sur les berges fleuries des ruisseaux, le peuple charmant des nymphes. Et, armés du signe de la croix, ils mettaient en déroute ces êtres aimables et fabuleux. Ainsi ils délivraient les hommes du mensonge, mais ils privaient leur âme de poésie et de douceur. Et toutes ces petites flammes païennes, voltigeantes et gracieuses, s'évanouirent à la grande lueur de la Vérité.
A quelque distance de Bourlemont, sur un ressaut de terrain qui domine le Vair, des maisons étaient groupées dans un bouquet de feuillages. Saint Elophe habitait ce hameau, qu'il illustra de ses vertus et de son martyre et auquel la postérité donna son nom.
Sainte Colombe résidait dans le village de Frebécourt qui est posé, menu et coquet, au pied de Bourlemont.
Elophe et Colombe dédiaient leur vie et leurs efforts à enseigner la plebe ignorante et à convertir les Gentils.
Elophe annonçait la bonne nouvelle et sa parole était si éloquente que le peuple accourait de toutes parts pour l'entendre. Et les hommes, incertains et crédules, étaient persuadés. On raconte qu'après une seule de ses harangues plus de trois cents païens embrassèrent la religion du Christ.
Sainte Colombe étonnait les villageois par la grandeur de sa foi et l'austérité magnifique de ses mœurs. Son exemple, émouvant et splendide, avait autant d'éloquence que la parole d'Elophe. Et sa simple piété, enchaînant les âmes à demi barbares des laboureurs, les entraînait au baptême, comme les captifs, attachés à son char, suivaient au Capitole le triomphateur romain.
C'est pourquoi Elophe et sainte Colombe étaient riches en œuvres et débordaient de sainteté.
Elophe et sainte Colombe se réjouissaient de leurs travaux. Ils accomplissaient la parole du Galiléen : « Allez de par le monde. Enseignez les nations et prêchez l'Evangile. Ils agissaient, et ils croyaient qu'agir était selon les voies de Dieu. Cependant ils éprouvaient que la paix de l'âme est infiniment douce. A voir les êtres et les choses, ils sentaient que le Beau est divin. Et ils goûtaient le charme de la rêverie et des contemplations.
Souvent ils se délectaient à méditer ensemble et à mêler leurs discours.
Au jour convenu, Elophe et sainte Colombe s'éloignaient de leurs villages et gagnaient la forêt de Bourlemont. Ils se rejoignaient au pied des roches basaltiques, grisâtres et délitées, qui surgissent du sol roux. De coutume ils s'arrêtaient sous l'une d'elles en forme de coquille recourbant sa valve au-dessus de leur tête. Ils se reposaient des fatigues du chemin et ils devisaient.
Ou bien ils suivaient la pente du côteau, sous les feuillages, et descendaient jusqu'au petit étang où se mirent les nuées. Un hêtre centenaire élance, sur les bords, son fût musculeux. Sous ses branches éployées les eaux de la mare sommeillent et une petite source jaillit entre ses racines.
Un jour Elophe et sainte Colombe aperçurent un chevreuil et une biche qui venaient à leur rencontre, du côté de l'étang. Ils bondissaient avec grâce et se pressaient amoureusement épaule contre épaule. Ils échangeaient des regards languissants, imprégnés d'une douceur que n'égale jamais le regard humain. Car le regard des hommes, miroir de leur âme, est toujours terni par un souffle impur.
Elophe, les désignant, dit à sainte Colombe:
– Admirez, ma sœur, ce couple charmant. Ces animaux, ordinairement inquiets et craintifs, vous les voyez confiants et joyeux. Ils sont heureux parce qu'ils s'aiment. C'est une grande preuve, ma sœur, que l'amour est divin. Dans son immense bonté, Dieu l'a déposé au cœur de tous les êtres, comme il a donné la fleur à la plante, comme il a mis la chaleur dans la flamme, la lumière dans le soleil, la lune et les étoiles. Tous les êtres connaissent l'amour, mais tous n'en savent point la pureté. Les Romains, nos maîtres nouveaux, le figurent sous les traits d'un petit dieu ailé, gracieux et perfide. Pour célébrer son culte, ils répandent le nard et le cinname sur leurs têtes couronnées de roses. Ils lèvent en son honneur leurs coupes de saphir et d'or. Ils s'amollissent dans les banquets et s'enivrent comme des Barbares. Ce sont les viles amours des hommes grossiers. Ceux-ci ne se distinguent des bêtes que par le luxe de leur débauche et l'insolence de leurs voluptés. Ils font un triste usage d'une grâce divine. Souffrez que je le dise, ma sœur, j'ai vu avec mes yeux de chair votre corps harmonieux, vos yeux de violette, vos lourds cheveux qui coulent en flots dorés sur vos épaules. J'ai entendu votre voix suave comme une musique céleste. Et j'ai loué Dieu dans la plus belle de ses créatures. Mais j'ai compris que votre corps, vos yeux et votre voix ne sont que les témoins fragiles de votre âme douce et pure. C'est votre âme que j'aime; c'est elle que je veux et c'est elle que j'ai. Dieu a permis que votre âme féminine ravit la mienne qui s'attardait, incertaine et lente, parmi les soins terrestres et les tâches humaines. Un souffle a passé sur mon cœur, l'amour, et l'a fait tressaillir, comme le vent court sur la lande et agite de ses caresses les bruyères fleuries. Ma sœur, vous êtes ma corbeille de roses, ma colombe aux ailes éblouissantes, le rayon de soleil qui échauffe mon cœur et éclaire mon esprit. Sans vous je cheminerais dans les ténèbres de l'ignorance et de la vulgarité. Vous êtes l'invincible Beauté qui me fait sentir le divin.
Sainte Colombe répondit souriante :
– Mon frère, s'il était vrai que je fusse belle, vous seriez le rameau vigoureux qui soutient la fleur délicate et la couvre de son feuillage. Vous me guidez de vos conseils et de votre raison. Vous me donnez la force de dédaigner les menaces et les moqueries. Sans vous que serais-je qu'une frêle épave secouée par la mer furieuse et que les flots auraient depuis longtemps submergée ? La faiblesse de mon corps aurait fait inutiles ma foi, mon zèle et mes enthousiasmes. Je vous dois, mon frère, l'épanouissement de mon cœur et la joie de mon âme satisfaite. Et sainte Colombe tendit à Elophe sa main qu'il baisa.
Ainsi Elophe et sainte Colombe devisaient doucement. Et, les mains unies, les yeux levés vers le ciel, la poitrine haletante, ils aimaient le Seigneur.
Selon la tradition, c'est dans le bois de Bourlemont, près des roches basaltiques, que sainte Colombe, par ordre de l'empereur Julien, fut mise à mort et subit glorieusement le martyre.