Avez-vous entendu, par un temps d’orage, aux Grands Gottes du Broche, dans le vallon de Xoulce(s), près de Cornimont, le chant plaintif, précurseur de la dévastation ; hâtant le pas pour trouver un abri, avez-vous saisi quelques sons des bêlements souterrains qui s’élèvent vers les Lognes Colas Richard ? Si vous n’avez rien entendu que le bruissement des feuilles au vent qui s’élève, et la grande voix de la forêt, semblable à celle des cascades lointaines, c’est que vous êtes un esprit fort, ou que, distrait, vous avez fermé l’oreille à la voix qui pleure dans la montagne, à ce qui gémit dans la nature. Ecoutez la légende de cette haute vallée des Vosges.
Un septuagénaire me la contait un jour : « Il y a bien longtemps que ces choses se sont passées, me dit-il, mon grand père n’était pas au monde, il n’y avait pas encore de cloches à Cornimont, et on avertissait de l’heure de l’Angelus, en sonnant du cor avec notre grosse corne de boeuf sauvage.
C’était au mois de juillet, par une très-chaude journée ; Nicole, qu’on appelait Nicolette, ou plus souvent Colette,
Vive et sémillante, la jeune fille aimait à gambader comme les animaux agiles et capricieux confiés à sa garde. Les échos de ce vallon répétaient ses cris joyeux et ses chansons. Elle chantait souvent sur un air langoureux qui n’était pourtant pas triste, comme il l’a été depuis, répété par une vois souterraine, les couplets suivants :
J’ai perdu ma mère, Et mon père aussi, Ma joie est sur terre De chanter ceci : Chantons le saut du ca, Chantons le saut du ket, Chantons le saut du ca, Le grand saut du cabri coquet.
Je suis chevrière, Et n’ai point d’amis ; Comme une bergère J’ai bien des soucis.
Chantons le saut du ca, Chantons le saut du ket, Chantons le saut du ca,
C’était l’heure de la pranzére, vers midi, quand les bêtes se couchent et ruminent dans les pâturages. Le corneur venait de sonner midi au village, quand les nuages orageux qui s’étageaient sur les montagnes, depuis quelques heures, devinrent tout à coup menaçants. Un tonnerre sourd grondait sur l’Allemagne (pour les paysans de Cornimont et de la Bresse, l’Allemagne était le pays limitrophe où on parlait le patois allemand, l’ancienne province d’Alsace) et sur Ventron ; un éclair, suivi d’un fort coup de tonnerre, mit en émoi les bergers des hauteurs. Une jeune vachère, nommée Titine, vint trouver Nicolette, tout en rassemblant son troupeau, et lui dit de se hâter de reconduire ses chèvres à l’étable.
« Oh ! dit l’orpheline, ce n’est pas un coup de tonnerre, ni un peu d’eau qui me fait peur : s’il pleut j’irai là bas sous le gros sapin, qui me fera un abri suffisant pour moi et mon troupeau. » Et Titine la quitta, en hâte, poussant ses vaches vers leur étable. La chevrière perdit bientôt son assurance, et se mit à courir vers le vieux sapin, aux premières gouttes de pluie. La nuée pleurait sur la montagne, les éclairs se succédaient sans intervalle, le tonnerre avait des intonations étranges, des craquements incessants, des roulements répercutés par les rochers et les montagnes. Des cataractes tombaient des nuages, la grêle abattait les herbes et les feuillages, et roulant avec les eaux, formait des torrents impétueux dans chaque sentier, dans chaque ravin. Tout à coup une crevasse se produisit, et un pan de la montagne glissa et s’affaissa avec fracas dans les profondeurs du vallon, ensevelissant sous les terres le grand sapin, la chevrière et son troupeau bêlant.
Et depuis ce temps, lors des grands orages d’été, on entend toujours, dans la forêt, près du Logne Colas Richard, le chant plaintif de la bergère et les bêlements sourds et plaintifs de son troupeau. »