Saint-Martin voulait passer de Notre-Dame-de-Monts à l'Ile-d'Yeu, sans doute pour en convertir les habitants. Or, le malin et lui jouaient souvent au plus fin. Martin, pour tenter Satan, avait fait, par une chaleur de 30 degrés, un moulinet en glace d'un effet merveilleux.
Satan l'aborda sur l'heure de midi et lui dit: «Veux-tu, Martin, me vendre ce moulinet? Voici l'or pour l'acheter, et, au même moment, tous les graviers du rivage parurent convertis en or. - Que ton or périsse avec toi, répliqua Martin; cependant, je consens à te donner ce que tu me demandes, mais à la condition que tu me feras sur la mer un pont de quinze milles de longueur, pour aller à l'ile d'Oia. - Je le veux, dit le malin, mais j'y mets une condition à mon tour, c'est que le premier qui passera dessus m'appartiendra. —Qu'il en soit ainsi, reprit Martin, pourvu que le pont soit fait la nuit prochaine avant le chant du coq. - Oui, oui, exclama Satan, que la joie de voir Martin tomber dans ses griffes mettait hors de lui-même.
On se sépara, et le malin convoqua aussitôt le banc et l'arrière banc de sa cohue infernale. Diables, fées, farfadets et lutins accoururent à l'appel de leur chef. « Bonne nouvelle! leur cria Lucifer, Martin, l'apôtre du Christ et notre grand ennemi sera cette nuit là même en notre possession. » A ces mots, un hurah qui retentit jusque dans les profondeurs de l'abîme, fut poussé par l'assemblée. « La chose sera ainsi, continua Satan, si, avant le chant du coq, vous reliez par un pont l'ile d'Oia au continent. Je compte sur votre zèle. Cependant, pour vous donner tout le temps nécessaire, je vais enivrer le coq du village, pour retarder son cri matinal. »
Il dit, et ses légions innombrables se répandirent, comme des flots pressés, sur tout le territoire compris entre le pays de Retz et le Talmondais. Chef et soldats travaillèrent avec une ardeur dévorante et transportèrent, comme par enchantement, des montagnes de pierres dans le gouffre béant de la mer. Le travail était à moitié fait, et il restait assez de temps pour l'achever complétement, quand le coq dérouté et brouillé avec les heures de la nuit, par suite de son enivrement, poussa un cri désordonné longtemps avant l'aube du jour.
Hélas ! Satan était pris dans ses propres filets. Au chant du coq, tous les bras, par l'effet d'une puissance invincible, furent suspendus, et les blocs qui n'étaient pas arrivés restèrent sur place. A Noirmoutier, la Roche Patte-du-Diable échappa à l'esprit qui la portait, près le moulin de la Houssinière. A la Martinière, commune de Pau (Loire-Inférieure), la scie tomba des mains des fées qui avaient déjà fait dans un énorme rocher une entaille de 1m de profondeur sur 4m de largeur que l'on voit encore aujourd'hui.
Il en fut de même pour d'autres groupes, comme nous le constaterons en son lieu. Satan, dissimulant sa rage, alla se placer au milieu du pont, attendant avec anxiété ce que ferait Martin. Martin pouvait se présenter sans crainte devant son adversaire, puisqu'il avait le premier rompu le pacte en ne remplissant pas les conditions voulues; mais pour l'humilier davantage, il ordonna à ses disciples de lancer un chat sur la chaussée et de mettre un chien à sa poursuite. Le chat fut, en un clin d'oeil, dans les griffes du malin, mais, pour lui, quelle déception cruelle ! Il convoitait Martin, et il n'avait à sa place, que le chat noir des sorciers! Aussi courut-il cacher sa honte dans la forêt de l'Ile-d'Yeu.
Quelques-uns disent, mais à tort, que le pacte avait été fait entre le diable et un riche avare qui, pour avoir ce moyen facile d'écouler ses produits, avait consenti à lui livrer sa femme; que Saint-Martin n'était intervenu que pour sauver l'épouse, en lui substituant un chat. Admettre cette dernière version, ce serait ôter à la légende sa poésie et son parfum. Satan, qu'on le sache bien, est plus friand d'un saint que de la plus belle femme du monde, il n'entre pas en lice en personne contre une âme vulgaire. Pour qu'il mit sur pied des légions entières de démons, comme le constate la tradition populaire dans dix cantons, il fallait qu'il eut pour adversaire un saint du calibre de Saint-Martin. La vérité historique se trouve dans la victoire morale de ce saint qui, par lui et par ses disciples, triompha des erreurs du paganisme et substitua la foi chrétienne au culte druidique dans notre région.