Dans un endroit désert de la Combe, où existait le prieuré des bénédictins de Bellevaux, on voit un petit oratoire. Tous les passants s’agenouillent devant la sainte madone qui orne ce modeste sanctuaire; puis, leur oraison dite, ils vont boire dans le creux de la main une gorgée à la fontaine voisine et reprennent leur chemin.
Une légende locale veut que la sainte Vierge ait fait naître cette fontaine au moment où un religieux de Bellevaux était sur le point de succomber à la soif qui le dévorait, et qu’en reconnaissance, ce religieux ait fait élever cet oratoire sur les bords mêmes de la source miraculeuse.
Ici la légende n’a pas le pittoresque de l’histoire. Osons une excursion dans le jardin du voisin.
En 1078, Anthelme de Miolans, seigneur de Montmayeur, fit bâtir quelques cabanes pour l’usage des bergers de ses troupeaux, ainsi qu’une chapelle dans la Combe de Bellevaux, sur les terres que le comte de Savoie lui avait inféodées. Puis il fit don de tout ce qui lui appartenait dans cette contrée chapelle, terres, pâturages et troupeaux, au monastère de Saint-Pierre-de-Gigny, sous la condition que cette abbaye établirait dans ce lieu un prieuré de bénédictins. Outre la dotation ci-dessus mentionnée, le généreux bienfaiteur fit don au prieuré de Bellevaux de la moitié de la montagne d’Arclusaz, très riche en prés et en forêts. Plus tard, les successeurs d’Anthelme donnèrent l’autre moitié de cette montagne aux Dames bénédictines du Bettonnet.
Bénédictins et bénédictines vivaient d’abord dans une telle harmonie que c’était une bénédiction. Mais cela ne dura pas longtemps, et, sans qu’aucune poule survint, voilà la guerre allumée.
Des deux parts on s’accuse d’empiètements réciproques de territoire; on se suppose des intentions bien autrement graves que les faits accomplis; déjà on se met en garde des deux côtés, et l’on se prend à se chercher querelle à tout propos. Mais une fontaine est une source… à procès plus abondante que nulle autre, et celle dont nous venons de parler étant située entre les deux camps, tous les deux s’en attribuent la propriété exclusive. Les couvents s’envoient le papier timbré de l’époque par le ministère de l’huissier en crédit. Les gens des deux abbayes prennent respectivement le parti de leurs maîtres. Tous les jours des querelles, des rixes et des luttes entres les bergers, et partant, du scandale auquel il s’agissait de mettre ordre.
Grâce à nous ne savons plus quel intermédiaire, une transaction intervint; la courtoisie l’emporta, et l’abbé céda à l’abbesse l’entière propriété de la fontaine en litige, sous cette condition, à laquelle nous reconnaissons les bons moines du bon temps, que les Sœurs du Bettonnet fourniraient à leurs frères de Bellevaux une certaine quantité de ce bon vin de Montmélian qu’elles récoltaient chaque année sur leur territoire. Aux bénédictines l’eau à discrétion, aux bénédictins le vin à profusion, et tout le monde fit la paix. Cela se passait en 1301, et la transaction fut passée au Châtelard à cette date mémorable.
Plus tard, les Dames du Bettonnet, trop éloignées de leurs possessions d’Arclusaz, les aliénèrent en faveur d’un habitant du Châtelard, moyennant une quantité considérable de fromages et de vacherins.