C'est l'époque à peu près où nous pouvons rapporter la fin tragique de Guillaume Cabestaing. Ce troubadour était né en Provence de parents nobles; mais si pauvres, qu'il fut obligé de quitter de bonne heure la maison paternelle. Dans ces premiers temps, les jeunes gentilshomme, nés sans fortune, trouvaient une ressource assurée pour leur éducation, dans la maison des seigneurs, soit de la cour, soit des provinces. Ils y étaient élevés en qualité de varlets ou de varletons, c'est-à-dire de pages.
Cabestaing, sans autre titre que celui de gentilhomme et de paùvre, vint se présenter à monseigneur Raymond de Roussillon, et s'offrit à lui pour être varlet de sa cour. Raymond le reçut avec bonté et le prit à son service. Une physionomie spirituelle, un maintien noble, des manières polies, prévinrent tout le monde en faveur du jeune page, qui sut se faire aimer des grands et des petits, sans exciter la jalousie de ses égaux. Raymond lui-même l'honora bientôt d'une affection particulière; et pour se l'attacher par un emploi permanent, il résolut d'en faire l'écuyer de sa femme. Cabestaing, élevé à un' emploi qui paraît avoir été la récompense la plus distinguée des pages, ne s'occupa plus que du soin de se rendre agréable à Madame Marguerite, femme du seigneur Raymond. Aux grâces de la figure, le nouvel écuyer joignait toutes celles que donnent de plus la gaieté de l'humeur, la vivacité de l'imagination et la galanterie de l'esprit. Ses fonctions le mettaient sans cesse à portée de faire usage de ces qualités séduisantes, dont l'heureux assemblage forme infailliblement le don de plaire. Il plut en effet à Marguerite, et cette dame se défia d'autant moins des premiers mouvements de son cœur, que l'extrême disproportion d'état semblait la mettre toujours à l'abri d'une faiblesse, que les convenances mêmes ne peuvent justifier. Mais il est un sentiment qui rappelle les hommes à l'égalité primitive de leur origine, et, à cet égard, l'on peut dire que tous les amants sont de même condition.
Cependant, il paraît, par le récit même de l'historien, que l'amour de Cabestaing et de Marguerite était aussi pur qu'empressé, aussi respectueux que tendre, et l'on ne pouvait le regarder ni comme une faiblesse dans le jeune écuyer, ni comme une tache pour la dame qui en était l'objet. « Il advint un jour, dit l'auteur de sa vie, que la dame l'ayant tiré à l'écart: — « Dis-moi, ce dit-elle, t'es-tu encore aperçu si mon semblant est vrai ou faux? » – « Ainsi m'aide Dieu, répondit Cabestaing, depuis l'heure bienheureuse que je me suis attaché à votre service, je vous ai regardée comme la meilleure dame qui fut jamais née, et la plus vraie dans vos dits et dans vos manières. Certes je vous crois telle, et telle vous croirai toute ma vie. » – « Et moi, reprit la dame, ainsi Dieu me garde, je te dis que jamais par moi ne seras trompé, et que je ne fausserai la première opinion que tu as conçue de moi. » En disant ces mots elle l'embrasse, et ce fut là la première époque de leur engagement.
« Peu de temps s'était écoulé, continue l'auteur, et voilà que les médisants, que Dieu confonde, en parlèrent assez haut, prenant, ainsi qu'il arrive, leurs soupçons pour vérités. Tant allèrent en disant de toutes les espèces, que ces discours en vinrent aux oreilles de monseigneur Raymond, qui en fut vivement touché. »
Un jour que Cabestaing était allé à la chasse à l'épervier, Raymond demanda où il était, et l'ayant su, il prend aussitôt ses armes qu'il cache sous ses habits, se fait amener son cheval et suit tout seul le chemin qu'on lui avait montré. Il rencontre Cabestaing qui, en le voyant, fut troublé, parce qu'il eut quelques pressentiments des soupçons de son maître. Après les compliments ordinaires de bienvenue, Raymond lui demande s'il n'y a pas quelque dame qui fait l'objet de ses chansons et s'il ne pourrait pas en savoir le nom: Cabestaing s'en défend d'abord, sous prétexte que, suivant les lois de la galanterie, on ne peut pas sans perfidie nommer celle qu'on aime. Vous savez, ajoute-t-il, que la fidélité qu'on doit à sa dame consiste à lui tout dire, et à ne rien dire d'elle. Raymond insista d'une manière si pressante et avec tant d'honnêteté apparente, que Cabestaing forcé de s'expliquer, mais voulant lui faire prendre le change, déclara qu'il aimait Agnès, femme de Robert de Tarascon, sœur de madame Marguerite. Raymond ne put cacher la joie que cet aveu lui causa, et serrant la main du troubadour, il lui promit ses bons offices et lui proposa d'aller voir ensemble Madame Agnès; car sa jalousie inquiète lui laissait encore quelques doutes sur la passion de Cabestaing; Agnès acheva de les détruire, lorsque Raymond lui demanda quel était son amant. Comme elle connut à l'air embarrassé du jeune écuyer, de quoi il s'agissait, elle répondit que c'était lui qu'elle aimait; et la conduite qu'elle tint, pendant tout le temps que les deux hôtes demeurèrent dans son château, tendirent à le faire croire.
Cependant, cet heureux stratagème eut un effet auquel il semble qu'on n'aurait pas dû s'attendre, s'il n'y avait pas des occasions où la vanité d'une femme peut l'entraîner à d'aussi grandes fautes que l'amour. Marguerite crut que Cabestaing aimait effectivement sa sœur, et, dans son dépit, elle accabla de reproches sanglants ce malheureux écuyer, qui eut beau se justifier par le récit de ce qui s'était passé; Marguerite exigea de lui qu'il déclarât, dans une chanson, qu'il n'en aimait point d'autre qu'elle. La chanson fut faite; et la manière dont Cabestaing s'y prit, pour dissiper les inquiétudes de cette dame, n'était que trop capable de réveiller les anciens soupçons du mari.
En effet, lorsque Raymond, à qui cette chanson parvint, en eut fait la lecture, il n'eut pas de peine d'en pénétrer le sens. Le dépit et la jalousie s'emparèrent de lui et il conçut le noir projet de se défaire de Cabestaing. L'ayant donc conduit un jour hors du château, je ne sais sous quel prétexte, il fond sur lui comme un furieux, le tue, lui coupe la tête, lui arrache le cœur, et met l'un et l'autre dans un carnier. Ensuite, étant revenu au château, il mande le cuisinier et lui donne le cœur comme un morceau de venaison, lui enjoignant de le faire cuire et d'y mettre un assaisonnement convenable. Ses ordres furent exécutés; Marguerite aimait la sauvagine, et pour sauvagine elle mangea ce qu'on lui servit. Puis, Raymond lui dit : « Dame, savez-vous de quelle viande vous venez de faire si bonne chère? » – « Je n'en sais rien, répondit-elle, sinon qu'elle m'a paru exquise. » – « Vraiment, je le crois volontiers, répliqua le mari, aussi est-ce bien chose que vous ayez le plus chérie; et c'était raison que vous aimassiez mort ce que tant vous aimâtes vivant. » A quoi la femme étonnée répartit avec émotion : « Comment? que dites-vous? »
Alors lui montrant la tête sanglante de Cabestaing, « Reconnaissez, ajouta-t-il, celui dont vous avez mangé le cœur. »
A ce spectacle Marguerite tombe évanouie, et peu après revenant à elle-même : « Oui, dit-elle, d'une voix où la tendresse se faisait sentir à travers le désespoir, oui, je l'ai trouvé tellement délicieux, ce mets dont votre barbarie vient de me nourrir, que je n'en mangerai jamais d'autre pour ne pas perdre le goût qui m'en reste; à bon droit m'avez rendu ce qui fut toujours mien. Raymond, transporté de fureur, court, l'épée à la main, sur sa femme. Elle échappe au coup en fuyant, va se précipiter volontairement par la fenêtre et meurt de sa chute.»