La légende de l’homme à la fournée de pain [Val de Bagnes, Mauvoisin (Valais / Suisse)]

Publié le 25 février 2023 Thématiques: Ermitage , Ermite , Pain , Paysan , Protection , Sabbat , Sorcellerie , Sorcier ,

Lourtier
Lourtier. Source Office du tourisme de Verbier
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Source: Courthion L. / Revue des Traditions Populaires (1891) (5 minutes)
Lieu: Chapelle Notre-Dame des Neiges / Mauvoisin / Valais / Suisse
Lieu: Louvie / Val de Bagnes / Valais / Suisse
Lieu: Lourtier / Val de Bagnes / Valais / Suisse

Un homme aisé du village de Lourtier, l’amodieur (fermier) de la montagne de Louvye, avait laissé dans le grenier de ce pâturage divers ustensiles qui lui faisaient besoin durant l’hiver. Mais l’Alpe de Louvye passait pour être fréquentée par les sorciers et les mauvais esprits qui, chaque nuit, disait-on, emplissaient le grenier d’un infernal vacarme. Cependant, il lui fallait ces objets : une fetuire (moule à former les petits fromages), une écumoire à séret et un frangeoir (bâton hérissé de baguettes servant à pétrir le lait caillé).

Tout le village apprit qu’il offrait une fournée de pain à quiconque serait assez hardi pour se trouver à minuit sur les lieux. C’était en janvier, toute la vallée était blanche de neige; nul, sauf quelques rares chasseurs, ne se hasardait dans ces hauts parages ensevelis sous des toises d’hermine blanche.

Aussi, malgré cette rémunération faite pour tenter bien des Bagnards, personne ne consentait à affronter la visite à ce lieu hanté par les esprits infernaux, personne ,sauf un pauvre diable, père d’une douzaine d’enfants.

– Après s’être entouré de tous les moyens de bénédictions célestes, le pauvre Christophe revêtit un costume gris à grosses piqûres blanches. – Mon Dieu ! y vas-tu ? demanda sa femme inquiète, pour qui cet accoutrement était toute une révélation. – Tu sauras cela demain…. – Papa, où vas-tu ? demandèrent les enfants. – Chercher du pain, fit le père. – Et sur ces mots il partit.

C’était par une de ces froides soirées sans lune où les étoiles scintillent comme des diamants du plus profond de leur écrin de brouillard. Pensif, Christophe marchait à pas lents mais réguliers dans la direction du Vintzier, côtoyant le mont qui barre à gauche le lit agité de la Dranse, laquelle gronde à travers les précipices, tantôt en battant de son écume les blocs de roches, tantôt en élançant dans le vide les lames bleues de son onde alors dentelée de glaçons. De loin en loin, l’homme jetait un regard vers les hautes cimes qui dominaient le blanc paysage, et, chaque fois, il se sentait secoué par un frisson de terreur qui le contraignait de s’arrêter. Puis il sembla prendre courage et il imprima à sa démarche une allure plus déridée ; il avait songé au saint ermite de Fionnin :- Allons voir Pierre des Têtes ! s’était-il dit à lui-même.

Les Têtes de Fionnin forment un plateau en forme de pain de sucre ou de borne, hérissé de noirs sapins et dominant la partie inférieure de la vallée. C’est là qu’habitait le saint ermite dont le nom se confond avec plusieurs autres récits locaux.

Son habitation était basse, c’était une hutte de pièces de bois croisées aux angles, elle formait une pièce unique.

Les interstices de cette grossière charpente étaient bourrés de mousses et l’intérieur presque totalement tapissé de peaux de chamois, d’ours, de renards et de marmottes. De rustiques étagères supportaient mille objets de forme bizarre : des cornes de vaches, de chamois, de bouquetins ; des ustensiles dont l’usage était inconnu ; des crucifix, des chapelets pendaient aux parois, alternant avec des parchemins huileux ou s’étalaient des inscriptions sentencieuses ou symboliques. Dans un coin, près d’une table formée d’un énorme tronc de mélèze, au milieu de tout un assortiment de fleurs, de plantes et de racines, pilant des graines, était assis un homme. C’était évidemment un vieillard, mais il eût été fort difficile de lui assigner un âge quelconque; une barbe grise, longue et négligée, se confondait avec son épaisse chevelure, qui lui descendait sur la nuque et semblait cousue à son manteau de peau de bouc. Un pantalon large, informe, en peau de chamois, complétait son accoutrement.

A l’extérieur de la porte flottaient, comme des trophées, des liasses de peaux de serpents ; à droite c’étaient les tronçons de la tête, à gauche ceux de la queue, ce qui laisserait croire que le solitaire avait pour habitude de couper les reptiles en deux morceaux.

Une petite torche de résine éclairait vaguement l’angle oi se trouvait le mystique personnage quand on frappa à la porte : – Qui est cela ? de la part de Dieu ! On frappa deux coups et il répéta : – Qui est cela ? de la part de Dieu ! On frappa trois coups et il dit : – Qui que vous soyez, entrez de la part de Dieu ! L’homme qui entra n’était autre que Christophe. Il exposa son cas au vieillard qui lui remit un faucillon (serpette), une lanterne et une hachette. – Que voulez-vous que je fasse de cela, dit le pauvre homme ? Ne cherchez pas à savoir, et surtout, faites bien attention à ceci : Ne regardez jamais en arrière !

Le pauvre père de famille se remit en route à travers l’horrible sentier qui conduisait à Louvye, courant en corniche à travers des précipices, ici nus ou tapissés de glaçons pendants, là plantés de quelques sapins rabougris tenant à peine par quelque bout de racine aux fentes du roc, et, une heure plus tard !! était devant le grenier.

Dès qu’il vit la Poussinière assez élevée dans le ciel pour marquer minuit, il fit un effort sur lui même, et introduisit la clé dans l’épaisse serrure de bois. La porte siffla en tournant sur ses gonds et déjà, à la faible lueur de la petite lanterne, il distinguait la fetuire posée sur le tablat [étagère sur pivot].

Il allait avancer la main pour s’en saisir, quand la chaudière, qu’il n’avait pas encore remarquée, suspendue dans un coin, vibra comme une cloche… C’était le premier coup de minuit ! Aussitôt le tablat se mit à tourner sur son pivot avec une vertigineuse rapidité, pendant que la chaudière continuait, sous des coups réguliers, à marquer l’heure du sabbat. Au douzième coup, le bruit d’une danse échevelée et frénétique descendit de la soupente, et du milieu de tout ce bruit se détachait, dans une voix satanique, le cri : – Apille-ou! Apille-ou!! [Attrape-le ! Attrape-le ! ] Derrière lui une voix sépulcrale répondait : Yo pouè pas! Yo pouè pas!! [ Je ne puis ! Je ne puis !]

Dans une seconde de sang-froid, Christophe réussit à s’emparer de la fetuire qui tournait avec le tablat, à décrocher l’écumoire et le frangeoir suspendus au mur et, enfin, à se précipiter hors du grenier.

Avec une rapidité dont il eût été incapable – même à vingt ans – il s’élança vers le sentier de la vallée qu’il venait de marquer lui-même dans l’épaisseur des neiges.

Mais les diablats, disposés en sentinelle dans les divers recoins de la montagne, se renvoyaient à travers les ravins et par-dessus les cimes ces cris sinistres : Apille-ou ! Apille-ou ! Yo poué pas ! Yo poué pas !

Christophe bondissait, sans réfléchir le moins du monde aux dangers, sur le passage qu’il avait tracé un instant auparavant à travers les rochers perpendiculaires qui dominent les âpres défilés des Montées et du Dassier. Là-bas, tout au fond, la Dranse grondait toujours, et du haut des sommités de la rive opposée, les échos murmuraient ces cris entrecoupés de malédictions : Apille-ou! Apille-ou! Yo poué pas !

Enfin, au moment où il allait mettre le pied hors des terres de Louvye, la dernière sentinelle, un affreux petit gnôme, jappa dans un rire infernal de dépit : Pardie ! Est tot cosu de fil d’Aguieta. [Pardié , il est tout cousu de fil de Saint Agathe : fil béni le jour de la Sainte Agathe pour préserver les gens]

Grâce au fil de sainte Agathe, Christophe était hors de danger. Quelques instants après il arrivait chez l’ermite, tout en nage malgré quinze degrés de froid, les cheveux blancs comme la neige et la mâchoire serrée comme un étau. Il avait gagné sa fournée de pain…


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