Ah ! quel saint homme que le curé Maret ? S’il est mort en odeur de sainteté et si, depuis près de deux siècles, son tombeau amène au village de Leytron tant de pieuses femmes du Valais, c’est que sa mémoire doit survivre à notre génération comme aux précédentes! Quel saint homme que ce curé Maret !…. Un homme devant lequel tous les artifices du malin esprit échouaient comme une goutte d’eau dans un chaufour! Mais venons à notre récit :
Une fois, on ne précise pas, trois cents, quatre cents ans peut-être – les diablats précipitèrent dans la plaine qui sépare Saillon et Leytron une partie du coteau prospère qui la dominait. Ce formidable amas de bonnes terres, sur lequel aujourd’hui s’étale au soleil du midi le hameau de Montagnon, n’était pour eux qu’une besogne incomplète. Aussi, chaque printemps, profitant de la fonte des neiges ou du dégel, l’infernale bande ne précipitait-elle pas toutes les nuits des blocs de rochers mêlés à des tas de terres arables?
Pas une année ne se passait sans qu’une nouvelle balafre ne se dessinât aux flancs de l’Ardeva. Les jolis gazons de la montagne se déchiraient pour venir combler plus bas les champs et les vignes. C’était insupportable. Il fallait en finir. La population n’y tenait plus. Si nous ne profitons pas du curé, à quoi peut bien nous servir d’avoir un saint homme ? blasphémaient les plus irrités. Une délégation se rendit chez le digne prêtre :
« Mocheu le curė, vous qui avez tant de bonnes inspirachons du bon Dieu, faut que vous ayez assez souvent affaire aux bonnes âmes du paradis. Vous aurez bien du mérite pour vaincre les diablats qui n’arrêtent pas un fori [printemps] de déchabler [raviner] en bas les terres pour mettre le mauvais sur le bon. Eprouvez voir une fois d’aller aviser par là-haut à minuit pour empêcher çà, ou bien pour chasser la sorcellerie. Qu’autrement de ça ils nous décrocheront de fori qui vient tout ce qu’y pourront tant qu’à la pointe de l’Ardeva. »
J’y vais ce soir même. Rentrez et priez! dit le curé.
Le même soir, vers dix heures et demie, il se mettait en route muni d’un petit bidon d’eau bénite et d’un goupillon, afin d’arriver au point voulu pour minuit, heure fixe du sabbat. Il prit en biais par les vignes qui tapissent la base du côteau et que les éboulements ou les avalanches déchiraient à chaque moment.
Au premier signal de la diabolique représentation, le curé fut sur les mauvais lieux. – Inutile ! fit une voix caverneuse, c’est bon pour un moment, ton eau bénite, ce lieu nous appartient, nous n’en avons aucun autre ! – Au nom du Dieu suprême qui vous a précipités dans les flammes éternelles avec votre père Lucifer, répliqua le saint homme, je vous ordonne de fuir et de ne jamais revenir troubler le silence de ces lieux ! – Pour parler ainsi au nom de notre puissant ennemi, il ne faut pas avoir un pied sur la pente du vice !… fit d’un ton vainqueur une silhouette phosphorescente ayant la forme d’un énorme bouquetin qui fumait la pipe. – Sur quel fait appuyes-tu ton accusation ? demanda avec bonhomie le curé de Leytron. – Il est heureux pour toi que ta faute ne soit que vénielle. – Mais quelle faute? – N’as-tu pas l’habitude intempérante de boire quelques verres de vin lorsque tu fais des courses pour ton abominable ministère ? interrogea le bouquetin. -Les bénéfices paroissiaux m’accordent le droit de me faire servir un cheval pour mes courses. Or je n’en prends point, trouvant qu’il est moins onéreux pour mes pauvres malades de m’accorder un simple verre de vin.
Le bouquetin fumeur éternua de rage et se tut. Du haut des branches d’un malingre sapin resté debout sur les abimes, un gigantesque vampire de couleur jaunâtre interrogea : – N’as-tu pas mangé un morceau de saucisse le matin du saint jour des Cendres, en rentrant de donner l’extrême-onction à un moribond ? – C’est faux! répliqua avec le plus profond sang-froid le bon prêtre, c’était le soir de carnaval… J’ai abandonné la dernière bouchée en voyant surgir la Poussinière derrière la crête de l’Ardeva !
De dessous un énorme bloc qu’elle bouclait entre ses anneaux pour le précipiter dans la vallée, une énorme vipère bariolée de noir et de blanc demanda d’une voix stridente, dans un sifflotement de syllabes : – Il reste à savoir si cette dernière nuit tu n’as pas passé tout ton temps chez cette veuve de Produit? – C’était pour lui panser une blessure, ainsi que doit le faire un prêtre charitable peu soucieux des jugements téméraires !
Et le curé vit défiler ainsi toute une bande de monstres, les uns en feu, les autres en fumée , chez lesquels les formes humaines s’amalgamaient avec des pieds fourchus, des trompes, des queues ou des ailes. Chacun d’eux apportait son grief contre la sainteté du digne homme. Le dernier, un corps humain bien dessiné, mais muni d’une queue de vache et privé de tête s’avança armé d’un trident pour lui dire : – Lorsque, chaque automne, tu montes au village de Montagnon dire une messe contre nous, ne prends-tu pas de temps en temps un ou deux grains de raisin à travers les vignes? – Oui! Mais je n’ai jamais disposé de ce bien d’autrui que pour mon assistance : il fait chaud vers la saint Maurice au pied du mont.
Déjà toute la satanique compagnie exultait, sentant le cure vaincu, quand ce dernier ajouta avec assurance : – J’ai même pris ce soir, en montant, un grapillon que la serpe a oublié, mais, allez voir si je n’ai pas posé un baz [vieille monnaie suisse équivalent à 1 centime] sur la pointe de l’échalas.
Décidément, le curé Maret était invincible. Les diablats étaient contraints de reconnaitre ses pouvoirs.
– Nous partirons, dirent-ils, puisque le Puissant l’ordonne par ta bouche, mais il existe pour les esprits infernaux des droits immuables. Chassés de ces lieux nous devons aller ailleurs. A toi de fixer notre retraite.
Les ravins de la Pierraye dans la vallée de Bagnes. Là vos mauvaises actions auront moins d’effets, répondit le prêtre. – Il nous reste à faire les conditions, c’est notre droit, dirent les méchants esprits : Que jamais, dans la paroisse de Leytron, trois particuliers ne battent la baratte le même jour ; Que jamais dans la paroisse trois ménages ne pétrissent le pain le même jour ; Que jamais dans la paroisse trois femmes ne conçoivent dans les vingt-quatre heures. Dis-le bien à tous du haut de ta chaire à médisances, car, dès la violation de cet engagement, nous reviendrions et tout recommencerait.
Voilà pourquoi, si nous en croyons le narrateur, il d’usage dans la commune de Leytron de ne jamais faire ni le beurre ni le pain dans trois familles le même jour. La tradition reste muette sur l’observation de la troisième clause.