Le seigneur d'Estouteville avait quitté la Normandie, et avait été en Palestine, où il avait combattu bravement contre les Sarrasins. Mais un jour il se trouva en danger de périr, tout seul dans le désert. Le seigneur d'Estouteville n'était pas très pieux, mais quand il se vit en danger, il tomba à genoux et commença à prier. Il fit même un vœu, et promit de bâtir une abbaye, près de son château, si Dieu lui permettait de retourner en Normandie.
Dieu délivra le seigneur d'Estouteville de son péril extrême, et le conduisit heureusement en Normandie, où il commença à bâtir une belle abbaye. Tous les vassaux du seigneur étaient forcés de travailler sans cesse à cette nouvelle abbaye, et le maître cruel ne leur donnait rien que du pain à manger et de l'eau fraîche de la fontaine à boire. Les hommes, obligés de travailler jour et nuit, et si mal nourris, n'avaient que peu de forces, mais le seigneur exigeait autant de travail que possible et ne leur permettait pas un instant de repos.
La fille du seigneur d'Estouteville, qui était belle comme un ange et aussi bonne que belle, s'aperçut bientôt que les pauvres vassaux de son père souffraient beaucoup. Elle était compatissante, et elle voulut les aider. Elle leur porta donc des viandes succulentes, et du vin généreux, pour leur donner des forces, et tous les hommes la bénissaient.
Enfin le seigneur d'Estouteville s'aperçut que sa fille donnait à boire et à manger à ses vassaux. Il se mit en colère, et lui défendit de continuer à leur porter de la viande et du vin. La jeune fille obéit pendant quelques jours, mais quand elle vit enfin que les pauvres hommes mouraient, faute de nourriture, elle se dit: "Mon père est injuste! Dieu commande aux enfants d'obéir à leurs parents, mais il commande aussi la charité. Je vais faire la charité à ces pauvres hommes, qui souffrent tant, et je suis sûre que Dieu me pardonnera ma désobéissance." Un jour que son père était absent, la jeune fille prit de la viande succulente, et l'enveloppa dans sa robe; puis elle prit une cruche pleine de bon vin, la cacha sous son voile, et partit pour l'abbaye. En route elle rencontra son père, et elle se mit à trembler, car la colère de son père était terrible. Son père arrêta son cheval et dit sévèrement, car il était sûr que sa fille allait porter à manger et à boire aux ouvriers malgré sa défense:
-“Eh bien! ma fille, qu'avez-vous là, dans les plis de votre robe?"
La jeune fille, toute tremblante, répondit timidement : "Ce sont des roses, mon père, de belles roses que j'ai cueillies dans le jardin !"
-"Des roses!" dit le père, "je ne vous crois pas. Qu'avez-vous dans la cruche que vous cachez sous votre voile ? "
-"De l'eau, mon père, de l'eau fraîche de la fontaine, de l'eau pour mes fleurs!" dit la jeune fille.
Mais le seigneur d'Estouteville s'écria en colère, "Vous avez menti, ma fille, vous avez menti." Il descendit de cheval et s'approcha de sa fille, qui tremblait et priait intérieurement la Sainte Vierge, sa patronne. Elle l'implorait de l'aider. Le père s'approcha de la jeune fille, il renversa la cruche, et à sa grande surprise il ne vit que de l'eau fraîche qui se répandit à terre. Il ouvrit la robe de sa fille et des roses rouges et des roses blanches tombèrent à terre. Le seigneur d'Estouteville était surpris, et rentra à la maison. La jeune fille ramassa ses roses, reprit sa cruche, et continua son chemin. Quand elle arriva à l'abbaye, la cruche était pleine de vin, et les roses avaient été changées de nouveau en viande succulente, pour les pauvres vassaux affamés.
Quand la jeune fille arriva au château d'Estouteville, son père, qui était encore en colère, la rencontra et lui dit:
-"Ma fille, je suis sûr que vous me trompez, et j'ai décidé que vous entreriez demain dans un couvent, car je ne veux pas que vous donniez à manger et à boire à mes vassaux".
La jeune fille répondit bien humblement : "Que votre volonté soit faite, mon père !"
Mais au même instant elle fut emportée au ciel, par la Vierge et par les anges, qui avaient admiré sa charité et qui ne voulaient plus la laisser sur la terre où son père cruel la rendait malheureuse en maltraitant ses vassaux.
Le seigneur d'Estouteville, qui n'avait pas vu la Vierge et les anges, chercha longtemps sa fille, mais il ne la trouva jamais; elle était au Paradis.
Depuis lors, on n'a jamais oublié la bonté et la charité de cette bonne demoiselle, et on en parle encore bien souvent en Normandie. Les vieilles femmes, assises au coin du feu, racontent son histoire aux petits enfants, et leur recommandent toujours de suivre son exemple et d'être bien charitables.