La pointe occidentale des Sept-Montagnes toute proche des bords du Rhin, s'appelle depuis les temps païens les plus reculés, le Drachenfels. Les habitants de cette contrée lui donnèrent ce nom, à cause d'un dragon qui y habitait sur le revers sud-ouest, dans une caverne rocailleuse formée par la nature, laquelle s'appelle encore de nos jours le trou du dragon. Le monstre était de la plus horrible figure; une tête informe avec une gueule armée d'une triple rangée de dents et assez grande pour y engloutir plusieurs hommes à la fois; un corps d'une longueur démesurée, cuirassé d'écailles, aux mille couleurs des rayons du soleil; une longue queue de serpent, également propre à se tourner en mille courbes tortueuses, et à saisir dans ses replis la proie désirée; le corps entier se mouvant sur de courtes pattes aux griffes aigües, c'est ainsi que la chronique nous dépeint ce reptile, l'horreur de toute la contrée.
Il ne faut point s'étonner que les habitants païens des plaines de l'une et de l'autre rive rendissent les honneurs divins à cet hôte formidable, contre lequel les efforts humains ne pouvaient rien, et qu'il le regardassent comme un être supérieur destiné à les punir et à les corriger. Les prêtres pensaient devoir reconcilier la divinité au moyen de sacrifices, et ces sacrifices consistaient, dans ces temps de barbarie et de superstition, en victimes humaines: on immolait ceux qui s'étaient attiré la haine des chefs du peuple et des prêtres ou qui avaient été pris à la guerre.
A l'époque donc où le christianisme commençait à se répandre sur la rive gauche du Rhin, régnaient dans les forêts de la rive droite Rinbod et Horsrik, deux princes, guerriers puissants. Aveuglément dévoués au paganisme, et excités par des prêtres idolâtres à la haine de ceux qui suivaient la doctrine douce et bienfaisante du Sauveur, ils entreprirent souvent des expéditions sanglantes au delà du Rhin, et ne manquèrent jamais d'apporter en offrandes au monstre du Drachenfels bon nombre de prisonniers.
Or, il arriva un jour, que les deux princes revenant d’une de ces expéditions, se partagèrent butin et prisonniers comme à l'ordinaire. Parmi les derniers se trouvait une belle vierge chrétienne que Rinbod charmé de sa jeunesse et de ses grâces, demandait pour lui, tandis que Horsrik non moins enflammé d'amour pour elle, la revendiquait aussi pour sa part.
Il y eut donc entre ces deux chefs une division sérieuse, et déjà Horsrik plus emporté que l'autre allait tirer le glaive, lorsque le grand-prêtre séparant les combattants, empêcha la bataille par son autorité et dit: "Une étrangère à notre religion, une fille de ces chrétiens que nous détestons et haïssons ne doit point diviser nos princes à notre grand détriment; qu'elle ne soit la part d'aucun d'eux; qu'elle soit plutôt une victime pour le dragon, je veux la lui offrir demain en l'honneur de Wodan, notre dieu suprême.""
Le prêtre avait décidé; toute remontrance aurait été vaine. Rinbod cependant qui sentait pour la vierge un amour plus noble que son sauvage rival, aurait volontiers exposé sa vie pour la sauver. L'horreur et l'épouvante s'emparèrent de la malheureuse lorsqu'elle apprit quel sort l'attendait; elle puisait cependant quelque force et quelque courage dans la pensée que son Dieu, que son Sauveur le voulait ainsi, et en chrétienne pieuse elle se soumit sans murmure à la décision céleste.
L'horrible jour étant venu, la vierge fut menée avec beaucoup de prisonniers qui devaient partager son sort, sur la cime du Drachenfels. Peuple et guerriers en foule suivirent le cortège de tous les prêtres de la tribu, afin d'assister à un spectacle qui ne se célébrait que rarement avec autant de pompe et de solennité. Rinbod aussi se trouva sur les hauteurs, mais plein d'inquiétude et de chagrin de ce qu'une vierge aussi belle, aussi auguste allait être sacrifiée au monstre; et il crut mourir de douleur en la voyant passer calme et résignée, ornée du bandeau sacré, et n'appartenant plus à la terre, mais ressemblant à un être céleste.
Elle tenait à la main un crucifix qu'elle portait naguère caché sur elle; ses regards étaient attachés sur l'image du Christ, et cette vue lui inspirait l'espoir qu'elle serait sauvée. Elle se laissa conduire sans résistance vers le lieu des sacrifices où, liée à un arbre, elle devait attendre que le dragon vînt l'engloutir.
Peu de temps après, le monstre se releva dans son antre; à peine eût-il découvert sa proie, qu'il se roula de plus en plus près, pour s'en emparer. Quiconque voyait le dragon dans toute sa difformité et toute son horreur, devait frémir involontairement et être saisi d’épouvante; la vierge faillit perdre connaissance en voyant sa perte aussi imminente, et tenant en guise de préservatif la croix devant elle, elle s'écria au plus fort de son angoisse: „Seigneur, mon Dieu, assiste-moi dans cette extrémité!"
Le reptile déjà la gueule béante pour dévorer la prisonnière, recula à la vue de la sainte croix comme frappé de la foudre, et poussant un hurlement effroyable se précipita des hauteurs dans les flots du Rhin. Il y fut englouti à tout jamais.
La foule des païens réunis sur ce point avait vu ce miracle; ils en avaient été frappés. A peine en crurent-ils leurs yeux lorsqu'ils virent cet épouvantail de la contrée, l'objet d'honneurs divins, se précipiter dans l'abîme devant cette petite image du Dieu des chrétiens; mais ils reconnurent tous que ce Dieu des chrétiens devait être plus grand et plus puissant que leurs idoles païennes. Rinbod se remit le premier de son étonnement. Il courut avec une joie bruyante délier la vierge, et l'emmena en triomphe. Les autres victimes furent également délivrées de leurs chaînes, et le peuple se voyant débarrassé du dragon par l'image du Christ, après avoir admiré en silence la pieuse résignation de la chrétienne, proclamait hautement vouloir embrasser une croyance, que Dieu protège aussi visiblement.
La vierge entreprit de répandre le christianisme par ses exhortations. Les païens saisirent avidement les doctrines de l'évangile, et des milliers d'entre eux reçurent peu de temps après le baptême. Mais le premier et le plus zélé chrétien parmi eux fut Rinbod, aussi la vierge le récompensa-t-elle en lui accordant sa main. Et ce fut sur ce même Drachenfels qu'il se construisit un château-fort, et qu'il devint le fondateur de la race des Drachenbourgeois, laquelle a fleuri en cette contrée durant environ dix siècles.