On lit dans Césaire d'Heisterbach (livre III, chapitre xxvi) une légende du treizième siècle qui nous paraît assez curieuse pour être reproduite, avec quelques développements puisés à d'autres sources. Mais le pieux et véridique narrateur que nous venons de citer était contemporain du fait; et les savants critiques reconnaissent en lui un écrivain digne de confiance.
Un bon prêtre du pays de Cologne était occupé à entendre les confessions de ses paroissiens, qui se disposaient, à peu près tous, à remplir le devoir pascal. Au milieu de ces graves fonctions, il vit entrer dans l'église, et se mêler aux fidèles, un robuste inconnu, à la figure sombre et basanée, qui, évidemment, venait de loin, car il ne ressemblait en rien aux chrétiens de la contrée. Cet inconnu ne se mit pas à genoux; il se tint debout fièrement, pendant plus d'une heure, semblant attendre son tour pour s'approcher aussi du confessionnal. Son regard perçant faisait baisser les yeux à tous les pénitents; la sorte de satisfaction orgueilleuse qui animait son visage, lorsqu'un des assistants s'avançait vers le prêtre, faisait place à tous les signes de la stupéfaction quand il voyait le confessé se lever absous. Le prêtre était intrigué. Mais il recueillait toute son attention aux devoirs de son ministère auguste.
Quand tous les paroissiens furent expédiés (omnibus expeditis), l'étranger fit quelques pas roides et se trouva devant le curé, qui à son poste semblait l'attendre.
– Vous voulez vous confesser, mon frère? dit-il.
– Oui, répondit l'inconnu d'une voix rauque.
– En ce cas, mettez-vous à genoux.
L'inconnu fit un mouvement qui contracta singulièrement ses traits, et répondit :
– C'est ce que je n'ai jamais pu faire.
Et en disant ces mots, ses paroles avaient quelque chose du sifflement d'un serpent.
Le curé, pensant qu'une infirmité faisait empêchement à ce pauvre homme, le pria seulement de se courber un peu vers le grillage et de dire son Confiteor.
– Impossible encore, dit le pénitent, je ne le sais pas.
– Qui êtes-vous donc ?
– Ce que vous voyez.
– Votre nom?
– Mettez que je n'en ai point.
– Votre pays?
– Vous ne pouvez pas le connaître. Le soleil ne l'éclaire pas...
Le bon curé se demandait si ce n'était pas là un de ces pauvres êtres qui habitent le voisinage du pôle nord, un Lapon ou un Esquimau; il savait que ces pays redoutables étaient plongés dans les ténèbres matérielles et aussi dans les ténèbres spirituelles. Il se sentit ému de compassion, et il savourait d'avance le bonheur de sauver une âme rachetée du sang de Jésus-Christ.
Néanmoins, un nuage mystérieux obscurcissait probablement ses esprits, car il ne songea à lui demander ni s'il était baptisé, ni s'il était chrétien. Peut-être aussi comprenait-il que ces questions étaient inutiles à un homme qui disait n'avoir pas de nom et qui ne savait pas son Confiteor. Il se mit donc à l'interroger sur les sept péchés capitaux, avant d'entamer l'examen des offenses qui s'attaquent aux commandements de Dieu. L'inconnu avoua des péchés si énormes, tant d'homicides, tant de brigandages, tant de vols, tant de parjures, tant de blasphèmes, tant d'impuretés, tant de crimes monstrueux enfin, que le prêtre, saisi d'effroi, à l'idée d'une conscience si pleine, s'écria:
– Mais, mon pauvre frère, quand vous auriez vécu mille ans, si votre confession est sincère, vous auriez eu à peine le temps de commettre toutes ces abominations.
– Aussi, j'ai vécu plus de mille ans, répondit l'inconnu; et je ne vous ai pas déposé encore la moitié du fardeau qui me pèse.
– Alors, qui êtes-vous donc? reprit encore le prêtre épouvanté.
– Hélas! répliqua le pénitent, un être misérable, et misérable sans mesure: je suis un de ces anges qui sont tombés avec Lucifer.
Le prêtre recula de terreur.
– Et quel fruit espériez-vous de la confession? dit-il.
– Un très-grand. J'ai remarqué que tous ceux qui allaient à vous pliaient, la plupart, sous le poids de divers péchés. J'ai vu passer des péchés très graves, des péchés très honteux, et malgré leur énormité, quand vous les aviez absous, je voyais ces péchés disparaître, les âmes des confessés remises en grâce, et toutes ces bonnes gens en état de posséder l'éternité bienheureuse, après quelque peu de purgatoire. L'espoir de participer à leur bonheur m'a séduit; et j'ai voulu faire comme eux.
Le bon prêtre, bien surpris, garda quelques instants le silence. Dieu pardonne au repentir et à l'humilité, se dit-il; en nous donnant le pouvoir de lier et de délier, Dieu n'a exclu personne. Sur une parole d'humble contrition, le Maître a pardonné au bandit crucifié à ses côtés...
– Eh bien! reprit-il, en s'adressant au démon, votre démarche est une faveur que Dieu vous fait.
Mais l'absolution, que vous cherchez, n'a de valeur que moyennant une pénitence acceptée. Si vous voulez remplir sincèrement celle que je vais vous imposer, toutes vos fautes pourront sans doute vous être remises.
– Oh! je suis prêt, répondit le démon; et pour vous prouver que rien ne me paraîtra trop dur, je vous citerai ce que répondit dernièrement, dans ce diocèse même, un de mes compagnons d'exil, à un exorciste qui lui demandait s'il ne regrettait pas son ancien état de gloire :
« Qu'on imagine pour moi les plus affreuses tortures; qu'on élève, de la terre au ciel, une colonne de fer et de feu, armée de lames tranchantes de tous les côtés; qu'on me donne un corps de chair; qu'on me tire ensuite du haut en bas de cette colonne jusqu'au jugement dernier, je me soumets à ce supplice pour regagner le ciel que j'ai perdu. »
J'accepte aussi cette pénitence, et pis encore, s'il le faut, pour regagner le ciel.
Le curé, très ému et très édifié, se dit alors: A un tel repentir il faut opposer la miséricorde.
– Mon frère, reprit-il, Dieu est plein de bonté. Je ne vous imposerai pas les affreuses expiations que vous êtes disposé à subir. Votre bonne volonté vous épure, si elle est sincère. Vous n'aurez donc qu'une pénitence très-douce. Pendant un an, vous vous prosternerez trois fois chaque jour vers l'Orient, et vous direz :
« Mon Créateur et mon Dieu, je suis un misérable; je me repens de vous avoir offensé; pardonnez-moi, mon Dieu. Vierge Marie, priez pour moi. » Le démon resta muet....
– Eh bien ? reprit le bon curé.
– Eh bien! dit le diable, en relevant bien haut la tête, l'humilité est un châtiment que je n'accepte pas. Je chercherai un autre confesseur.
Et il s'en alla....