Lorsqu'on construisit, à Aix-la-Chapelle, il y a plus de mille ans, la magnifique cathédrale encore célèbre aujourd'hui, les patriciens de cette ville s'étaient tellement trompés dans leurs calculs, que les fonds amassés à cette fin allaient être épuisés avant que le temple fût parvenu à la moitié de sa hauteur. Le cas était d'autant plus grave que les collectes faites, après plusieurs invitations, ne fournirent que peu de chose, et qu'on ne sut plus imaginer de moyens pour suppléer au vide de la caisse.
Un jour les magistrats étaient réunis au grand complet pour se consulter dans cette pénible occurrence. L'embarras des conseillers était au comble, et l'interruption des travaux allait être décrétée, lorsqu'un seigneur étranger se fit annoncer sous le prétexte de proposer une chose importante au conseil réuni. Le costume singulier et tout-à-fait étrange de cet homme, ses traits fortement prononcés et repoussants, ses regards moqueurs et pleins d'un froid calcul, auraient fait sur l'assemblée une impression excessivement désagréable, si l'inconnu n'avait pas eu l'art de s'insinuer dans les grâces de ces Messieurs par son maintien noble et de bon ton.
„Très-honorables et très-sages Seigneurs, dit-il, j'ai appris que votre ville se trouve dans un pénible embarras par le manque des fonds nécessaires à l'achèvement de votre cathédrale. Je suis le seul homme qui puisse vous tirer de cette extrémité, et me voici prêt à vous proposer les conditions auxquelles je vous compte à l'instant, en monnaie sonnante et de bon cours, les millions qui vous manquent."
Un étonnement général succéda aux paroles de l'étranger. Quel est cet homme qui parle de millions comme s'il s'agissait de grains de sable? Est-ce un Nabob des Indes qui, converti au christianisme, sacrifie ses trésors à l'édification d'un temple? Est-ce un roi ou un cobold en possession de trésors souterrains? Ou bien, son air le ferait supposer, se moque-t-il de toute l'assemblée des notables? Les conseillers s'adressaient entr'eux ces questions, et aucun d'eux ne savait y répondre.
Le bourgmestre revint le premier de sa surprise et adressa au généreux étranger des questions sur sa position sociale et sur son origine. Celui-ci répondit: „Que votre sagesse devine ou ne devine pas mon origine et mon état, peu m'importe; il suffit que je vous dise pour mon entière légitimation que je suis d'avis, non pas de vous prêter l'argent qu'il vous faut, mais de vous en faire don pour toujours. Je n'y mets d'autre condition que celle-ci: l'édifice achevé, je veux qu'au jour de sa consécration, le premier individu qui passe le seuil de la porte, m'appartienne tout-entier corps et âme.“
Si d'abord l'étonnement des prudents seigneurs était grand, leur frayeur devint ensuite extrême. Tous se levèrent comme un seul homme de leurs sièges et s'enfuirent dans le coin le plus reculé du salon; car ils venaient de comprendre à qui ils avaient à faire.
Après un intervalle assez long de stupeur muette, ce fut encore le chef du conseil qui reprit courage le premier. „Retro Satanas, Va-t'en, va-t'en!" répéta-t-il plusieurs fois, mais la formule d'exorcisme demeura sans vertu. L'être redouté s'approcha même davantage et dit d'un air calme: „Quelle étrange façon de vous conduire, et que craignez-vous? Mes propositions ne sont-elles donc pas acceptables, ne sont-elles pas avantageuses? Réfléchissez un instant, je ne demande qu'un seul et unique individu, tandis que des rois et des souverains, sans le moindre remords, en sacrifient des milliers en leurs batailles ! Et ne convient-il pas que l'individu se sacrifice au bien-être général ?"
Ces motifs et bien d'autres encore tout aussi fondés ouvrirent enfin les yeux aux conseillers, et leur frayeur se calma. Et que ne fait-on pressé par le besoin et la pénurie ? Après une courte discussion, le contrat fut conclu et arrêté, et le diable ayant salué, disparut aussitôt par la cheminée avec un rire satanique. Peu de temps après, il fit descendre par cette même voie un grand nombre de sacs pleins d'or, et le conseil après avoir soigneusement examiné les espèces monnoyées convint que l'or était de bon aloi et la somme suffisante.
L'édifice se trouva achevé au bout de quelques années, et le jour approchait où il fallait procéder à la consécration solennelle du dôme. Les honorables, naguère présents à la scène avec le génie malfaisant, avaient promis de garder le plus profond secret sur le contrat susdit; mais quelques uns d'entre eux l'ayant confié à leurs épouses, on pense bien que ce fut le secret de tout le monde, et nul n'eut envie, lorsque les cloches appelaient au temple, d'y entrer le premier par les larges portes ouvertes. Nouvel embarras! Le conseil est de nouveau aux abois; mais cette fois arrive un petit moine qui assure avoir trouvé un excellent moyen d'attraper le diable.
Bien est-il vrai que le pacte portait, que le premier qui entrerait par la porte du temple serait la propriété de Lucifer, mais il n'y était point stipulé de quelle espèce devait être le premier individu entrant. Ce fut sur cette clause omise, que le moine fondait son plan. La veille on avait par hasard pris un loup. Ce loup fut mis dans une cage de fer, cette cage placée de façon que le prisonnier dût entrer à l'église dès qu'on lui ouvrirait la porte.
Sur ces entrefaites Satan attendait sa proie, et plus prompt que l'éclair il se précipita sur le loup qui de sa cage bondit dans l'église. La colère de Satan ne peut se décrire, quand, reconnaissant sa proie, il se vit joué et trompé. Ecumant de rage il tordit la nuque au loup, et laissant après lui une odeur fétide de soufre, il s'envola avec des hurlements épouvantables. En partant il avait fermé la porte d'airain du dôme avec une violence telle qu'elle en fut fendue. A cette même porte on voit encore aujourd'hui la statue d'airain du loup avec une ouverture ronde à la poitrine. On comprend que l'âme du loup a été arrachée par là. On peut également voir la fente à la porte d'airain, et se persuader par cette marque que jadis un moine attrapa finement le diable.