La légende du Coin du Diable [Bruxelles (Région de Bruxelles-Capitale / Belgique)]

Publié le 28 juillet 2023 Thématiques: Âme , Construction , Construction de pont , Diable , Diable financier , Diable roulé , Eau bénite , Origine , Origine d'un nom , Pacte avec le Diable , Pont , Prêtre | Curé , Ruine financière , Ruse ,

Le coin du Diable
Le coin du Diable. Source Le Coin du Diable
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Source: Collin de Plancy, Jacques Albin Simon / Légendes infernales: relations et facts des hôtes de l'enfer avec l'espèce humaine (1864) (8 minutes)
Lieu: Ancienne Grande écluse / Bruxelles / Région de Bruxelles-Capitale / Belgique
Lieu: Le Coin du Diable / Bruxelles / Région de Bruxelles-Capitale / Belgique

Au milieu du dix-septième siècle, il y avait à Bruxelles, dans une espèce de cul-de-sac de la rue Notre-Dame du Sommeil, qu'on appelle encore le Coin-du-Diable, une petite maison de simple apparence, dont le propriétaire était un architecte estimé; son histoire nous a été conservée comme une grande leçon.

Cet architecte s'appelait Olivier. Il avait gagné par d'heureuses affaires une fortune modeste, lorsqu'il se chargea de construire le pont et la grande écluse qui croisent la Senne à son entrée à Bruxelles, entre les portes de Hal et d'Anderlecht. Il avait cru trouver là un terrain solide; mais il lui fallut faire des dépenses imprévues pour affermir les fondations sur un sol marécageux et mouvant. Toutefois la première pierre fut posée le 28 avril 1658, comme le constate une inscription que les réparations faites il y a peu de temps ont découverte, et qui porte les noms de J.-J. Van Hecke, H.-D. Bruyne et J. Bassery, officiers de la ville, présents à cette cérémonie.

Olivier suivit ses travaux avec courage. Bientôt tout ce qu'il possédait y fut dévoré; il reconnut qu'il s'était trompé grandement; son entreprise était à peine élevée d'un tiers qu'il se vit obligé de la suspendre, n'ayant plus même de quoi faire la paye de ses ouvriers. Cette pensée l'accabla; il allait être déshonoré, la ville pouvait le poursuivre, ceux qu'il avait employés attendaient leur pain. Il alla frapper à la porte de ses amis et leur demanda du secours pour quelques mois. Mais ceux qui lui avaient offert leur bourse lorsqu'ils savaient bien qu'il ne l'accepterait pas la fermèrent sous d'honnêtes prétextes, et il s'en revint désenchanté de l'amitié.

Il s'enferma seul pour réfléchir au parti qu'il avait à prendre aucun moyen satisfaisant ne se présenta à sa pensée. Tous ceux sur qui il avait cru pouvoir compter l'abandonnaient. Il ne trouva d'affection réelle que dans une jeune veuve qu'il devait épouser, et qui lui offrit ce qu'elle possédait. Mais ces ressources n'étaient pas suffisantes; la détresse reparut bientôt.

Il regagnait un soir son logis, désespéré, ne sachant s'il ne devait pas fuir pour éviter sa honte du lendemain. La nuit commençait, elle s'annonçait sombre et triste; le vent hurlait et la pluie tombait par torrents. En entrant chez lui, on lui annonça qu'un homme l'attendait. Il monta surpris et empressé; il vit assis dans sa chambre, auprès du feu, un inconnu habillé de vert.
– Vous êtes dans l'embarras? lui dit brusquement cet homme.
– Qui vous l'a dit? s'écria Olivier.
– Vos amis. Vous n'avez pas lieu de vous louer des hommes. Si personne ne vient à votre secours, demain vous êtes perdu.
– Je le sais;... et je n'ose vous demander le motif qui vous amène.

Il se fit un silence. La lumière que la servante de l'entrepreneur avait allumée jetait une lueur pâle; mais les yeux de l'inconnu flamboyaient; sa figure était rude; un sourire dont il s'efforçait de dissimuler l'amertume dilatait par instants ses lèvres minces. Après qu'il eut fixé quelques minutes l'architecte palpitant :
– Je m'intéresse à vous, lui dit-il.

Olivier tressaillit; il voulait prendre la main de celui qu'il appelait déjà son salut; le gros homme l'évita et retira promptement cette main que recouvrait un gant noir.
– Point de démonstrations, lui dit-il. Je prête à intérêts.
– N'importe! mon sang, ma vie, tout est à vous. Un éclair plus vif jaillit des yeux de l'étranger.
– De quelle somme avez-vous besoin? Je crois que nous nous entendrons, dit-il.
– Oh! pour le moment, de peu de chose, dit l'architecte. Mais, si vous voulez me sauver l'honneur, il faut que j'achève mon entreprise; et cent mille florins....
– Vous les aurez, si mes conditions vous conviennent.
– J'y souscris sans les connaître. C'est le ciel qui vous envoie.
– Non, pas le ciel, dit l'homme vert en fronçant le sourcil. Mais vous ne pouvez vous engager sans savoir ce que vous faites. Je suis venu de loin pour vous voir. J'apprécie vos talents; il faut que vous soyez à moi.
– A la vie et à la mort.
– Entendons-nous bien, dit l'inconnu. Je vous donne dix ans. Au bout de ce terme, vous me suivrez; je vous emmènerai où je voudrai; je serai le maître; vous serez à moi.

L'entrepreneur, surpris, sans pouvoir se rendre compte du sentiment qu'il éprouvait, et redoutant de comprendre ce qu'il commençait à soupçonner, regardait son hôte avec inquiétude. Son cœur battit avec violence lorsqu'il vit l'étranger tirer de son porte feuille cent mille florins en mandats à vue sur les premières maisons de Bruxelles.

– Songez que sans moi vous alliez mourir, dit-il. Signez donc cet engagement. Il présentait en même temps une feuille de parchemin, et de sa main droite il tenait une plume d'or.
– Excusez-moi, dit enfin l'architecte interdit; cette scène me confond; que du moins je sache à qui je me dois.
– Que vous importe? dit l'inconnu. Je vous laisse dix ans dans votre pays. Je vous le répète, je tiens à vous, je ne veux pas me nommer encore. Mais vous allez reprendre demain votre crédit; une jeune épouse vous attend. Vous hésitez ? Les cent mille florins ne suffisent-ils pas? Voici un demi-million.

Olivier, dans le délire, ne se posséda plus à la vue de tant d'argent, qui le rendait riche et glorieux. Il saisit les deux mains de l'inconnu, les baisa sans que celui-ci ôtât ses gants, prit brusquement la plume d'or, et signa l'engagement de suivre dans dix ans celui qui l'avait acheté. Quand il eut fini, l'homme vert plia le parchemin, le mit dans son portefeuille, et sortit en disant :
– Adieu! dans dix ans à pareil jour, vous serez prêt ?
– Je le serai.

On pense bien qu'après de semblables événements Olivier ne put dormir. Il passa la nuit à méditer devant son demi-million.

Le lendemain il fit sa paye et satisfit à tous ses engagements; il publia qu'il n'avait voulu qu'éprouver ses amis; il doubla ses ouvriers. On le combla d'honnêtetés et de politesses. Il n'oublia pas sa jeune veuve; la fortune ne le rendit pas inconstant, il épousa celle qui lui avait prouvé qu'elle l'aimait. Mais il ne confia jamais sa bonne fortune à personne.

Il écartait d'abord autant qu'il le pouvait les pensées sinistres qui venaient l'inquiéter. Il eut des enfants; ses entreprises prospérèrent; la fortune lui rendit des amis, et il sembla vivre joyeusement à Bruxelles. Seulement on était surpris de le voir toujours pâle et préoccupé. Il s'était bâti, entre la porte de Flandre et la porte du Rivage, une petite maison de plaisance où il cherchait à s'étourdir dans les parties de plaisir. On se rend encore, par la rue du Chant-des-Grenouilles, à cette maison, qu'on appelle la Maison-du-Diable.

Pendant neuf ans, Olivier vécut ainsi. Mais lorsqu'il vit approcher l'instant où il devait tout quitter pour suivre l'inconnu, son cœur commença à se troubler. Des frayeurs cruelles s'emparèrent de lui, il maigrissait et ne dormait plus. En vain sa femme, qui l'aimait, cherchait à pénétrer dans les replis de son cœur; le secret qu'il y tenait renfermé était inaccessible; les caresses de ses enfants lui faisaient mal; on le voyait pleurer, et deux fois sa femme avait remarqué qu'il ne passait jamais qu'en tremblant sur le pont de la Grande-Écluse qu'il avait construit, quand parfois leurs promenades se dirigeaient de la porte de Hal à la porte d'Anderlecht.

Enfin le jour fatal approcha où l'étranger devait venir exiger l'accomplissement du marché qu'il avait fait. Olivier invita à souper ses amis, ses parents, ceux de sa femme. Cette dame, ne sachant comment relever le cœur de son mari, s'avisa, sans rien dire, d'engager à ce festin le bon vieillard Jean Van Nuffel, chanoine de Sainte-Gudule, son confesseur, en qui Olivier avait confiance, quoique depuis dix ans il ne fit plus ses devoirs de catholique; ce qui était causé par une circonstance singulière : il ne pouvait entrer dans une église sans y étouffer et s'y trouver mal. Le digne prêtre, ayant longuement réfléchi à la conduite de l'architecte, en tira des inductions qu'il ne manifesta pas, mais qui l'engagèrent à une précaution dont il connut bientôt la sagesse.

II У avait une heure qu'on était à table. Olivier, dont la pâleur était effrayante, s'efforçait vainement de reprendre courage dans quelques verres d'excellent vin. Il avait bu énormément, et ses idées ne se troublaient pas. Il entendit sonner neuf heures. C'était le moment où l'inconnu l'avait quitté il y avait dix ans. Avec un mouvement convulsif et dans une sorte d'angoisse, il voulut boire encore, et, trouvant les bouteilles vides, il envoya sa servante à la cave en lui recommandant d'apporter de son meilleur vin. La servante prit une chandelle et se hâta d'obéir. Mais, lorsqu'elle fut descendue, elle aperçut, assis sur la dernière marche, un gros homme à figure sombre, vêtu de velours vert. Elle recula effrayée et lui demanda ce qu'il cherchait.

Allez dire à votre maître que je l'attends, répondit-il; il saura bien qui je suis.

La servante remonta au plus vite et fit sa commission d'une voix troublée. L'architecte acheva de perdre contenance. Voyant qu'il n'y avait plus à différer, il céda enfin aux instances de sa femme, il conta son aventure et se livra au désespoir. Sa femme, ses enfants, ses amis frémissaient bouleversés.

Ne désespérons pas encore de la bonté de Dieu, dit le vieux prêtre. Qu'on aille dire à l'étranger de monter.

La femme d'Olivier était aux genoux du bon chanoine, et les enfants, qui comprenaient qu'ils allaient perdre leur père, lui baisaient les mains. Olivier, qu'un rayon d'espérance rattachait déjà à la vie, s'était un peu ranimé. La servante fit un effort de courage et alla crier à l'inconnu qu'on l'attendait dans la salle. Il y parut à l'instant, marchant d'un air ferme et digne, et tenant à la main l'engagement signé par Olivier. Un sourire indéfinissable épanouissait sa bouche et ses yeux.

Le chanoine l'interpella :
– Vous ne pensiez peut-être pas me trouver ici, dit-il à l'homme vert. Vous savez que j'ai sur vous quelque pouvoir...

L'inconnu baissa les yeux et parut mal à son aise. Mais le vieux prêtre, élevant une mesure pleine de grains de millet, reprit :
– Je ne vous demande qu'une faveur; accordez-nous quelques instants; jurez que vous laisserez Olivier en paix jusqu'à ce que vous ayez ramassé grain à grain tout le millet qu'il y a dans cette mesure.
– J'y consens, répondit l'homme vert après un moment de silence.
– Jurez-le-moi par le Dieu vivant, dit le chanoine en commençant à verser les grains sur le plancher. L'inconnu les recueillait avec une agilité effrayante. Il frissonna et dit d'une voix sourde :
– Je le jure.

Alors Jean Van Nuffel ayant fait un signe, un enfant de chœur s'approcha tenant un bénitier; il versa ce qui restait de la mesure, dans l'eau bénite; l'homme vert n'y eut pas plutôt mis le doigt qu'il poussa un hurlement et disparut.

Ainsi l'architecte fut sauvé. Mais, depuis, le pont de la Grande-Écluse, entre les portes de Hal et d'Anderlecht, s'est toujours appelé le Pont-du-Diable.


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