Dans la chapelle attenante au sombre manoir seigneurial du Busso, l'autel est paré, les cierges versent lentement leurs larmes de cire et les fidèles des autres hameaux de Bocognano sont assemblés depuis deux heures. Mais, dans le chœur, un fauteuil de chêne au haut dossier sculpté est encore vide. Et, dans la sacristie, le vieux chapelain, revêtu de ses habits sacerdotaux, se morfond anxieusement, va et vient, s'assied et se relève. Il attend...
Et, la foule s'impatiente, s'agite et fait d'abord entendre un faible murmure qui, peu à peu, s'enfle et gronde. N'y tenant plus, quelques hommes, puis quelques femmes se lèvent et s'en vont. Par petits groupes, la nef se vide. Il ne reste plus maintenant qu'une vingtaine de vieux et de vieilles qui somnolent. Alors, le chapelain, malgré ses appréhensions, car il connaît le caractère orgueilleux et violent du comte, parti le matin à l'aube pour la chasse et qui n'est pas encore rentré, se décide à commencer la messe.
L'introït est déjà terminé, le prêtre est devant le tabernacle. Tout à coup la porte de la chapelle s'ouvre avec fracas. Hirsute, botté, crotté, les yeux en sang, la sueur au front, le seigneur du Busso fait son entrée. Il s'arrête un moment, stupéfait de n'avoir pas été attendu, puis il profère un épouvantable blasphème, se dirige vers le chœur et gravit les trois degrés de l'autel. À ce moment, le chapelain se tournait vers les fidèles pour prononcer le dominus vobiscum. Il reçoit aussitôt de la main sacrilège de son maître un grand coup de cravache en pleine figure.
Au même instant, un pan de la voûte du chœur s'écroule et, par la baie ainsi formée, un énorme serpent de feu descend sur le comte, l'enserre en un clin d'oeil dans ses spirales et le terrasse. Bientôt les cheveux et la barbe de l'impie, puis ses vêtements flambent en grésillant..
Les fidèles et le prêtre lui-même, horrifiés et épouvantés, s'enfuient en se bousculant et en hurlant. Ils sont à peine sortis qu'un formidable coup de tonnerre retentit et toute la voûte de l'édifice, ensevelissant le comte qui se débat dans un dernier spasme, s'effondre afin que plus jamais le divin sacrifice ne se renouvelât dans un lieu où le ministre de Dieu avait été frappé et outragé.
Plus de neuf cents ans se sont écoulés depuis ce tragique événement. Arbousiers, cistes, lentisques et bruyères, toute la flore de la montagne, ont poussé vigoureusement à l'endroit où s'élevaient la chapelle et le château dont les pierres, au cours des siècles, ont été dispersées. Mais tous les soirs et particulièrement par les nuits noires et orageuses, un feu vif et tremblotant brille à quelque distance du hameau du Busso, s'éteint puis se rallume avec plus d'éclat, à droite, à gauche, plus haut, plus bas, invisible à qui tente de le poursuivre, visible pourtant à tous ceux qui l'observent de loin.
Il y a quelques années, des savants sont venus à Bocognano et, pendant plusieurs nuits, ont étudié le phénomène. Mais déjouant; les observations des prospecteurs, les fouilles des géologues et les calculs des géomètres qui, tous, voulaient prouver qu'il ne s'agit la que d'un fait d'ordre chimique, naturel par conséquent, le feu du Busso a échappé à toutes leurs investigations et à toutes leurs formules. Les hommes de science sont partis et il continue à briller, flamme intermittente et errante, dans le maquis de Bocognano.
Car, dit la tradition presque millénaire, c'est l'âme du comte du Busso confinée dans les lieux où il a commis l'horrible sacrilège et qui continue à brûler sans se consumer. Et cela durera ainsi jusqu'au jour où le globe terrestre, réduit en poussière par l'universel cataclysme annoncé par les prophètes, se dispersera dans l'espace infini. Alors elle aura accès dans la « cité dolente » des damnés pour y continuer éternellement l'expiation de son horrible forfait.