Un religieux du couvent de Chaumont se livrait habituellement à de profondes méditations. Dans sa cellule, au réfectoire, à la promenade, son esprit semblait se détacher de son enveloppe, ne plus appartenir à la terre et aller dans les régions éthérées et inconnues se nourrir d'extase et de contemplation.
Hélas! pour nous, hommes vulgaires, les hautes pensées passent dans notre tête comme des éclairs, comme ces étoiles filantes qui jettent une lueur passagère, ou bien encore comme ces insectes lumineux qui, dans les nuits d'été, éclairent par moments nos buissons. Mais pour le père Anselme (c'était le nom du religieux), rien ne pouvait interrompre le cours de ses mystérieuses rêveries. Elles allaient, dit-on, du même train, la nuit comme le jour, l'été comme l'hiver, pendant la santé comme pendant la maladie.
Un jour qu'il était allé dans une forêt voisine qui appartenait au couvent et que l'on nomme encore le Bois des Pères, pour se livrer avec moins de distraction et plus de liberté à ses exercices habituels de mystique spéculation, il aperçut un oiseau dont le plumage était de la plus éclatante beauté, dont le chant était plus ravissant encore, qui voltigeait devant lui de branche en branche. Le bon père pensa qu'il lui serait facile de l'attraper; il se mit donc à la poursuite de l'oiseau. Quand il semblait près de le saisir, le léger volatille glissait entre ses doigts; quand au contraire le religieux, épuisé de fatigue, allait se décourager, aussitôt l'oiseau revenait tout près de lui, étalait à ses yeux la beauté de son plumage, faisait entendre sa plus coquette chanson, et le bon religieux de reprendre courage, de redoubler d'efforts. Bref, il y perdit, comme nous disons, le boire et le manger et aussi la mémoire, comme nous allons le voir.
Attrapa-t-il l'oiseau que plusieurs ont nommé l'Oiseau du Paradis? où arriva-t-il en le poursuivant? Force m'est bien d'avouer mon ignorance; rien de tout cela ne m'a été constaté par le récit qui m'a été fait.
Quoi qu'il en soit, le père Anselme croyait ne s'être absenté que quelques heures, mais il était bien loin de compte. Il cherche à s'orienter, le soleil seul n'avait point changé. Tout ce qui l'environne lui paraît différent de ce qui existait naguère; il ne se reconnaît plus dans ces lieux cependant si souvent fréquentés par lui. Là où existait un pré, il voit de grands arbres; là où l'on récoltait les meilleures gerbes du couvent, c'est une prairie qui est à la place.
Après avoir cherché, perdu et retrouvé son chemin, étonné à la vue de semblables métamorphoses et n'en pouvant croire à ses yeux, il accourt en toute hâte et vient enfin sonner à la porte du monastère, qui, lui-même, est méconnaissable. Au bruit redoublé de la cloche, arrive le frère portier.
-C'est bien le couvent de Chaumont?
-Sans doute, mon révérend, fut-il répondu à la première question du père Anselme, dont l'étonnement était à son comble.
-Et c'est vous qui êtes portier?
-Oui.
-Ce n'est pas possible!
-Où est donc frère Jérôme, qui était là il n'y a qu'un instant? Mais vous n'avez pas le costume de notre ordre?
-De quel ordre voulez-vous donc parler?
-De l'ordre de saint Benoît de Cluny, ne sommes-nous pas Bénédictins?
-Non, nous sommes et je suis Minime.
-Comment, Minime!
-Mais c'est qu'en effet il n'y a ici que des Minimes.
-Des Minimes au couvent de Chaumont?
-Certainement.
Le père Anselme se frotte les yeux, il croit être le jouet d'un songe. Après un instant de silence:
-Faites-moi parler au prieur, Jean de Chalençon, mon prieur à moi, dont la chambre est à côté de la mienne, au prieur et au seigneur de Chaumont, entendez-vous bien?
Cette fois le frère portier crut avoir à faire à un homme qui n'avait pas sa raison, et par commisération il se contenta de lui dire attendez-moi, je vais prévenir le supérieur.
-J'irai bien moi-même, s'écria le père Anselme; et en prononçant ces mots il sortait déjà du parloir, lorsque le supérieur en personne y arrivait par hasard lui-même, et ils se trouvèrent en face l'un de l'autre. Voilà notre supérieur, reprit le portier en se retirant.
-A quoi puis-je vous être utile, dit le Minime au Bénédictin, dont la stupéfaction ne peut se décrire et qui se signa à plusieurs reprises, pensant pour le coup que tout ce qui lui arrivait était un tour du malin esprit. Mais vous ne répondez pas ?
—Hélas! que peux-je vous dire, je vais d'étonnement en étonnement, de mystère en mystère. Je suis sorti de ce couvent, du couvent de Chaumont, il y a à peine quelques heures pour aller me promener, comme d'habitude, avec la permission de notre prieur, dans notre forêt, et comme si la baguette d'un enchanteur eût touché les lieux et les personnes, tout a changé, je ne reconnais plus rien. Il y a peu d'heures encore, j'ai laissé ici le vénérable Jean de Chalençon, et je ne le retrouve pas plus que le reste, et on me dit que c'est vous qui êtes supérieur de cette maison.
Le supérieur, à son tour, d'ouvrir de grands yeux et de croire, comme le frère portier, qu'il est en présence d'un pauvre insensé.
Cependant le père Anselme raconte tout ce qui lui est arrivé avec tant de détails, tant de suite, avec un tel accent de vérité, que le supérieur actuel rappelant enfin ses souvenirs, et au nom de Jean de Chalençon, si souvent répété par le père Anselme :
-C'est en effet le nom du dernier prieur des Bénédictins de Chaumont, mais il y a près de deux cents ans que ce saint et noble personnage est mort, et c'est après lui précisément que le prieuré de Chaumont fut attribué à notre ordre par une bulle du pape.
Puis, après une pause.
-Je me rappelle confusément aussi avoir lu dans les annales de la maison qu'un religieux Bénédictin du nom d'Anselme, qui se livrait habituellement à de hautes contemplations, disparut tout à coup, qu'on fit beaucoup de recherches pour savoir ce qu'il était devenu, qu'on s'informa, qu'on écrivit de toutes parts, mais qu'il fut impossible de découvrir ses traces. Cé religieux, sans doute c'est vous?
Le père Anselme baissa la tête. Vainement le supérieur voulut le retenir, il sortit en toute hâte et on ne le revit jamais.
Plaignons le père Anselme! Pendant ses rêveries, tout autour de lui avait marché, lui seul était demeuré stationnaire. A son réveil, il n'avait déjà plus de contemporains; il se trouvait en arrière de son siècle de plus de deux cents ans !