Les légendes du Puit-qui-parle [Paris (Paris)]

Publié le 3 février 2023 Thématiques: Abbaye | Monastère , Amour , Amour impossible , Amour non partagé , Diable , Jeune fille , Jeunes gens , Meurtre , Mort , Noblesse , Origine d'un nom , Prison , Puit ,

Le puits qui parle
Le puits qui parle. Source CC0 Paris Musées / Musée Carnavalet - Histoire de Paris
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: de Ponthieu Amédée / Légendes du vieux Paris (1867) (7 minutes)
Lieu: Le puit qui parle / Paris / Paris / France

On voyait au haut de la montagne Sainte-Geneviève une rue nommée la rue du Puits-qui-Parle, et dont l'origine a tourmenté la cervelle de plus d'un chroniqueur tant il était difficile de faire sortir la vérité de ce puits-là. On cite à ce sujet quatre légendes différentes.

Selon les uns, c'était tout simplement un écho bien réussi, qui redisait parfaitement les paroles; et, comme tout paraissait mystérieux au populaire peu éclairé et que la science n'était pas encore capable de l'expliquer, on en fit un événement qui attira la foule et passa à l'état de tradition. Tout le monde disait : « Allons voir le puits qui parle; d'où le nom.

Selon d'autres, il y avait sur la montagne Sainte-Geneviève une espèce de Job qui chanta pendant trente ans les sept psaumes de la pénitence, sur un fumier, au fond d'une citerne, recommençant quand il avait fini, psalmodiant plus haut la nuit, magna voce per umbras. Encore aujourd'hui, l'antiquaire croit entendre sa voix en entrant dans la rue du Puits-qui-Parle, car ce puits existe encore, encastré dans la façade latérale d'une maison qui fait le coin de la rue des Poulies; seulement il est fermé par un énorme volet surmonté d'un cône qui ressemble de loin à une de ces échauguettes où veillaient les hommes d'armes des vieux châteaux.

Une troisième légende nous raconte qu'un mari trop peu débonnaire, fatigué des criailleries de sa femme, la jeta dans ce puits et s'en retourna tranquillement au logis, la croyant morte, et lui, débarrassé. La peur le fit revenir le lendemain , pour s'assurer si le cadavre était au fond et ne trahirait pas son crime. Mais à peine penché sur la margelle, il entendit une voix terrible arrivant du fond du puits et triplée par l'écho, qui lui cria trois fois : Assassin ! assassin ! assassin! Réfugiée dans une des cavités latérales, la victime attendait patiemment que la providence vint à son secours.

Foudroyé par cette voix vengeresse qui sort du gouffre pour le dénoncer, le coupable tombe à la renverse, les voisins accourent, les archers paraissent, on délivre la femme qui le dénonce; bref, il est pendu. Ce fạit rendit le puits célèbre, et tout le monde raconta l'histoire du Puits-qui-Parle.

Enfin une quatrième version plus ancienne et qui me parait la véritable, raconte longuement un événement encore plus tragique,

C'était vers la fin du neuvième siècle. La gloire de Charlemagne, après avoir jeté l'éclat du soleil, allait en déclinant comme un beau jour qui finit. La prédiction du grand empereur s'était accomplie. Un jour qu'il était sur le bord de la mer et qu'il voyait les grandes barques des Normands approcher des côtes, il s'était mis à pleurer en disant à son fidèle Alcuin : S'ils osent déjà, moi vivant, venir jusqu'ici, que sera-ce quand je ne serai plus ! En effet, ces redoutables pirates, montés sur leurs drakars, avaient, en remontant le cours de la Seine, longé la grande île qui renfermait Paris. Après un siége mémorable dans lequel les Parisiens se conduisirent en héros tandis que leur roi se conduisait en lâche, une paix honteuse, par lui conclue, les éloigna gorgés d'or et de butin, et laissant les campagnes dévastées; mais la menace de çes terribles brigands pesait toujours sur la ville.

Sur les hauteurs de la montagne Sainte-Geneviève, alors presque sauvage, s'élevait un vieux couvent de Bénédicțines, aux murs duquel était adossé le modeste castel du comte d'Argile. Un puits, entouré de grands chênes, derniers vestiges d'une vaste forêt, élait mitoyen, et fournissait aux deux maisons l'eau nécessaire aux usages journaliers.

Le vieux comte, couvert de blessures glorieuses faites par l'épée des Normands, habitait cette résidence avec ses deux filles, Irmensule et Odette. On chassait la monotonie de cette solitude en recevant belle et noble compagnie.

Parmi les hôtes accoutumés du manoir se trouvait un jeune gentilhomme aux belles manières, grand ami du comte, qu'il avait sauvé de la mort sur le champ de bataille; c'était le chevalier Raoul de Flavy. Le comte nourrissait l'espoir de payer sa dette de reconnaissance en lui donnant la main de sa fille aînée, Irmensule.

Mais les pères proposent et l'amour dispose. Le coeur du chevalier, froid auprès d'Irmensule, battait à tout rompre sous le doux sourire de la gente Odette. Déjà des gages d'affection s'étaient échangés mutuellement, déjà l'on s'était juré un amour éternel, déjà même on avait échangé en secret l'anneau des fiançailles, quand le comte s'aperçut qu’Irmensule était délaissée, et que, du train qu'y allait le trop galant gentilhomme, il faudrait, un jour ou l'autre, rompre avec lui ; car jamais, au grand jamais, il n'aurait consenti à violer les lois de la véritable hiérarchie en mariant la cadette avant l'aînée. C'eût été bouleverser toutes les prérogatives des familles seigneuriales, et le vieux comte était trop entiché de ces nobles préjugés pour les oublier un seul instant, même en faveur de celui qui lui avait sauvé la vie.

Un matin, le chevalier ne trouva plus la gente Odette : la colombe avait quitté le castel; le comte lui apprit qu'une de ses tantes de Bretagne, d'un grand âge et de beaucoup d'infirmités avait réclamé la compagnie de sa nièce, qui devait rester quelque temps auprès d'elle. Les mois se succédèrent. Raoul soupirait et Odette ne revenait pas. Mais, comme dit le bon La Fontaine : Sur les ailes du temps la tristesse s'envole; et le chevalier félon oublia la dame de ses pensées.

Or, il advint qu'un jour d'été, par une chaleur suffocante, le comte, sa fille, le chevalier et les commensaux habituels du manoir s'étaient retirés sous les épais massifs des chênes, qui, avec la fraîcheur qu'exhalait la bouche du puits, rendaient le poids du jour plus supportable.

Raoul de Flavy, vaincu par les raisons de son ami et les oeillades enivrantes d'Irmensule restée sans rivale, était assis avec la future châtelaine sur un banc de gazon adossé au mur du couvent et proche du puits.

La nuit était venue, et de larges gouttes d'eau, précurseurs infaillibles d'un terrible orage, mouchetaient les allées du jardin.

C'est alors que, cherchant un refuge, le chevalier prit la main d'Irmensule effrayée, qu'il pressa plus amoureusement que de coutume, et la conduisit vers la margelle du puits, afin que le petit clocheton construit au-dessus de l'orifice pût abriter sa tête.

Mais à peine y étaient-ils arrivés, qu'un affreux éclat de la foudre, accompagné de grêle et d'éclairs, ébranla la montagne Sainte-Geneviève, et qu'une voix sortie du puits, triste et lamentable, prononça cet affreux anathème :

-Hommes pervers, soyez maudits ! maudits ! maudits! A ces mots, qui semblaient s'adresser à lui, Raoul pâlit, et, emportant dans ses bras la jeune fille à moitié morte d'effroi, il quitta ce lieu lugubre et arriva ruisselant au château, où il raconta la terrible malédiction sortie du puits.

La sinistre nouvelle circula par la ville, et le lendemain matin on entoura le puits. Le plus courageux y descendit, et n'y vit qu'une eau calme et limpide, dormant du sommeil de l'innocence, et de vieilles pierres enveloppées de mousse.

On en conclut que c'était le diable qui était venu s'y loger pour tourmenter les nonnes et le châtelain. C'était alors l'affaire des chanoines, et le clergé de Sainte-Geneviève vint, bannières déployées, suivi de nobles et vilains, exorciser cette nouvelle retraite de Satan.

On psalmodia des psaumes, on jeta des seaux d'eau bénite dans le puits, et pour compléter la cérémonie, le chanoine s'avança vers l'orifice. Mais à peine eut-il étendu la main pour faire le signe de la croix, qu'une voix s'en échappa, vibrante et terrible, et répéta :

Hommes pervers, nobles et moines, soyez tous maudits ! maudits! maudits !

La panique fut générale. Chacun s'enfuit en poussant des cris; on jeta les bannières pour se sauver plus vite, les chapes furent déchirées; en un clin d'oeil le jardin du manoir fut désert.

Les échevins firent entourer d'un mur ce lieu sinistre, et le soir les passants entendirent encore pendant quelque temps des cris et des lamentations. Ils pressaient le pas et se signaient en recommandant leur âme à Dieu. Puis, un jour, on n'entendit plus rien.

Le comte quitta cette résidence et rentra dans Paris avec sa fille; le chevalier resta plongé dans une noire mélancolie. Au bout d'un an, le calme revint dans les esprits, et les noces du chevalier Raoul de Flavy et de noble demoiselle Irmensule d'Argile se célébrèrent à Saint-Germain l'Auxerrois, nouvelle paroisse du comte.

Le fait, passé à l'élat de légende, fut transmis de bouche en bouche; tout le monde y vit l'auvre du diable. L'abbesse et le comte seuls connurent le secret de cette voix sinistre.

Odette n'était pas en Bretagne; son père, pour sauver les lois de la hiérarchie seigneuriale, avait confié sa fille à la mère abbesse des bénédictines, dans l'espoir que le calme glacial du cloitre éteindrait le feu qui la dévorait, et qu'il aurait le temps de marier Irmensule.

Mais il arriva que la réclusion avait exaspéré la jeune fille; ses imprécations furent telles que l'abbesse, dans la crainte d'être compromise, la mit dans un cachot, affreuse oubliette qui touchait aux parois du puits. La pauvre Odette, qui ne vivait que d'amour, de fleurs et de soleil, n'y souffrit pas longtemps. Ses soupirs, ses cris, ses malédictions, s'échappant par une fissure du puits cachée par une touffe de lierre, avaient produit tout le remue-ménage que nous venons de raconter.

Quand, plus tard, on fit des réparations au couvent, on trouva la crevasse, mais les coupables se gardèrent bien de raconter le drame qui s'était passé dans cette froide cellule, et tout le monde crut que c'était le diable qui avait parlé.

Les guerres et les révolutions rasèrent la montagne Sainte-Geneviève; le couvent et le château disparurent, mais le puits resta. Le bon populaire allait voir, en contant des récits diaboliques; puis, peu à peu, des maisons se construisirent à droite et à gauche avec les pierres mêmes du couvent détruit, et ainsi se forma la rue du Puits-qui-Parle.


Partager cet article sur :