[...] Voici la légende qui a fait donner à cette voie publique le nom de la Harpe [...]
On raconte que, vers 1250, une enseigne pendait à la deuxième échoppe à droite, au-dessus de la rue de Mâcon. Elle représentait le roi David jouant de la Harpe, et indiquait la chétive boutique d'un honnête luthier, vieillard qui côtoyait la nonantaine.
Il avait auprès de lui, pour charmer ses vieux jours et les ennuis d'un commerce peu lucratif, une gentille fillette, vive et follette.
C'était la belle Agnès qui, cloitrée dans cette demeure froide et triste, suppléait par l'imagination à la monotonie du logis. Elle passait tout le jour dans une douce et mélancolique rêverie. A quoi songeait-elle ? A ce que songe fillette de vingt ans.
Plus d'une fois de gentils clercs, en allant aux écoles, lui jetaient des sourires qui disaient beaucoup de choses.
Un beau jour, elle disparut, montée en croupe sur le cheval d'un gentilhomme inconnu de tous, excepté sans doute de la charmante Agnès.
Ce soir-là, il fit un orage affreux et un vent à tout emporter. Il y avait déjà de longues heures que le couvre-feu était sonné; cependant le pauvre luthier attendait toujours Agnès. Il ne savait que penser d'un pareil événement. Un noir pressentiment tourmentait sa cervelle, c'est alors qu'il se remémora en tremblant un rêve horrible, qui avait troublé son sommeil, ordinairement si calme.
Il avait vu une légion de diables rouges s'abattre sur son échoppe, s'emparer de tous ses instruments, et faire un vacarme épouvantable, tel qu'on doit l'entendre au sabbat. Ils célébraient les noces de sa fille avec Satan en personne. trônant sur son vieux fauteuil de cuir noir aux clous dorés. Plus de doute, ce funeste présage cachait un malheur pour sa maison, et Beelzébuth avait choisi pour victime sa pauvre Agnès.
Il se lamentait déjà avec cette idée fatale quand, tout à coup, il у eut dans la rue de Mâcon, qui commence rue de la Harpe, un bruit horrible, un tapage épouvantable sur le pavé. On eût dit une armure qui tombait, un chevalier tout bardé de fer pourfendu par la foudre et roulant sur le sol.
C'était le roi David et sa harpe qui, fatigués de danser sur leur tringle de fer, venaient tout simplement de choir dans le ruisseau.
Le pauvre luthier comprit alors tout à fait l'avertissement tardif qui venait compléter son horrible rêve ; il voulut sortir pour relever le saint roi, sans doute bien endommagé. Mais, hélas! ce fut inutilement; car à peine eut-il entrebâillé l'huis, qu'il vit un page noir de mauvaise mine, le guettant à la porte.
Ce page était bossu et contrefait des jambes ; de sa cape s'échappait une odeur de soufre; tout en lui indiquait qu'il portait la grande livrée de Satan. A sa vue, le luthier ferma vivement sa boutique et, plus mort que vif, poussa les verrous.
Mais le page de mauvais augure lui glissa sous la porte une missive de sa chère Agnès elle-même.
Elle lui disait sans doute que, fascinée, ainsi que la Marguerite de Goethe, par un Faust aux manches de satin, elle avait suivi un gentil cavalier dont le bel air et la barbe fine lui plaisaient infiniment mieux que le roi David avec sa harpe qui ne disait rien, et son vieux père qui lui débitait toute la journée de sempiternels. et ennuyeux discours, et que alors, montée sur une belle haquenée, rue du Palais-des-Thermes, elle partait avec un noble et gentil cavalier courir les aventures à travers le monde.
Le lendemain matin, l'honnête luthier fortement scandalisé, fit mettre sur pied tous les archers du grand prévôt, mais ce fut en vain; monsieur le grand prévôt n'était pas assez malin pour attraper le diable.
Le luthier, pour se venger, ramassa son enseigne qui était de bois et la brûla. Il s'en alla ensuite demeurer rue de l'Hirondelle, avec un vieux tonnelier de ses amis qui le consola de son mieux.