Marc de Tourouvre était un des chevaliers les plus adroits et les plus forts de son temps. Maintes fois on l'avait vu, chassant dans les bois, se jeter sur les sangliers et les loups, arrêtés par les chiens, et les étrangler de ses propres mains ou les étouffer sous la pression de ses genoux sans jamais leur laisser le temps ou la possibilité de lui faire la moindre blessure.
A ces avantages physiques, assez communs à cette époque, Marc joignait un bon cœur, ce qui était plus rare. Uni à la fille d'un châtelain des environs, aussi favorisée que lui sous le rapport des qualités morales, il vivait paisiblement dans son manoir des Vergers et ne rendait pas ses vassaux trop malheureux.
Il n'est pas de tableau, si beau qu'il soit, qui n'ait ses ombres : Marc avait deux enfants, un garçon et une fille. Le fils promettait d'être, quant à la force, tout aussi bien que son père. Malheureusement c'était le seul point de ressemblance qui existât entre eux autant le cœur du père était noble et généreux autant celui du fils était dur et ingrat. Il était de ceux qui croient que la fortune et la force brutale priment tout. Sa sœur était plus jeune que lui d'une année. Avec sa mère, elle était la providence des pauvres, qui venaient chaque jour en si grand nombre au château, qu'un matin le pont s'effondra sous leur poids, entraînant plusieurs d'entre eux dans sa chute.
Non loin et sur les dépendances du manoir des Vergers, était le prieuré de Saint-Gilles. Le supérieur, homme des plus vertueux, et fort instruit pour son temps, était l'ami de Marc, qui, lors de son départ pour la croisade, à la suite de Robert, duc de Normandie, lui confia le soin de veiller sur son fils.
Ce noble père voyait avec peine s'endurcir le caractère de l'héritier de son nom et pensait que les remontrances du bon religieux pourraient être un frein aux mauvaises passions qui commençaient à agiter l'existence du jeune homme. Il n'en fut point ainsi.
Aussitôt le père parti, le fils voulut agir en maitre. Tout le jour il se mit à courir la campagne en mauvaise compagnie et à commettre toutes sortes de dégâts. Les serfs attachés aux métairies de son père eux-mêmes, n'étaient pas à l'abri de ses folies.
Un jour, l'un d'eux conduisait un chariot attelé de deux bœufs quand, sur le chemin, Jean (ainsi s'appelait le fils de Marc) vint à passer. Le lourd attelage n'ayant pu se ranger assez tôt, le jeune seigneur entra dans une grande fureur et frappa violemment le pauvre serf qui n'osait protester, puis, à coups d'épée, coupa les traits des bœufs et les chassa dans les bois.
Enhardi par les rires et les applaudissements de ses amis, il voulut leur donner une preuve éclatante de sa force. Se mettant à la poursuite de l'un des animaux pourchassés, il le rejoignit et le taquina si bien qu'il le mit en fureur et se vit bientôt, à son tour, attaqué par lui: c'est ce qu'il désirait.
Le bœuf, tête baissée, fondit sur le jeune homme, qui, après l'avoir esquivé deux fois, le saisit par les cornes et le renversa sur le dos. Puis, non content de cette victoire, dont cependant il aurait dû être satisfait, il se jeta sur la pauvre bête et à grands coups de poignard, l'éventra, semblant prendre plaisir à enfoncer ses mains dans les blessures qu'il faisait.
Le bœuf était mort qu'il frappait encore, enivré par la vue du sang dont ses habits et la terre se couvraient. Enfin il s'arrêta, contempla sa victime, remonta à cheval et partit fier de son triomphe, disant à ses compagnons que dorénavant il voulait qu'on l'appelât Tournebœuf, nom qu'en effet il conserva ainsi que ses descendants.
L'écusson des Tournebœuf est encore représenté sur les vitraux qui éclairent la nef latérale de l'église de Touronvre, bâtie dans la deuxième moitié du XVe siècle.
Le prieur de Saint-Gilles, informé de ces faits par la mère du jeune homme et par d'autres voix, essaya de le moraliser et de lui faire comprendre tout l'odieux de sa conduite, mais inutilement. Il écoutait avec impatience les remontrances du religieux, qui n'osait aller trop loin de crainte de le mettre en fureur, tant il était facile à exalter. Sa pauvre mère de son côté, ne put non plus rien obtenir de lui.
Bientôt on apprit la mort de Marc, tué à la prise d'Antioche. Cette nouvelle, que tout bon fils aurait apprise avec douleur, fut reçue par Jean avec une satisfaction qu'il ne chercha même pas à dissimuler.
Laissant sa mère à ses larmes. il continua de plus belle ses courses dans la campagne, et la certitude de n'avoir point à craindre le retour de son père fut cause qu'il ne recula plus devant rien qui pût satisfaire ses goûts dépravés.
Un jour qu'en sa compagnie habituelle il poursuivait une pauvre fille de bûcheron qui lui avait paru belle, il se trouva tout à coup en présence du père de cette dernière qui, avec une énergie peu commune à cette époque chez le peuple des campagnes, lui intima l'ordre de cesser sa poursuite.
Etonné qu'un vilain osât lui parler ainsi, il s'arrêta et le laissa dire; mais bientôt, craignant que son silence fût pris par ses compagnons pour un signe de faiblesse, il tira son épée et la leva pour l'en frapper. A ce moment un peu de réflexion lui vint: il songea qu'un exemple durable vaudrait mieux et donnerait à penser à ceux qui seraient, à l'avenir, tentés d'entraver ses desseins. En conséquence, il donna l'ordre à ses valets de se saisir du manant et de le pendre à un arbre.
Cet acte de justice arbitraire allait être exécuté, quand parut le prieur de Saint-Gilles. Avec des paroles empreintes de l'esprit de charité et de miséricorde qui était le fond de son caractère, le religieux intercéda pour le condamné. Il rappela au jeune seigneur la mort récente de son père, la profonde affliction de sa mère et la peine que ne manquerait pas de lui causer le crime qu'il allait commettre.
Si Jean eût été seul, peut-être eût-il fait grâce au paysan, mais, en présence de ses amis, il ne voulut pas faiblir et ordonna qu'on passa outre.
Le prieur alors se plaça entre la victime et les bourreaux et leur déclara qu'ils n'accompliraient l'ordre qu'ils venaient de recevoir qu'en passant sur son corps.
La vue de cet acte d'opposition fit monter le sang au cerveau du fils de Marc Sans réfléchir il lança son cheval sur le religieux et le renversa si malheureusement qu'il lui broya la tête sous les pieds de sa bête.
Ce crime inutile accompli, les valets, sur un signe de leur maître, s'emparèrent du paysan, et, à l'aide d'une hart, le pendirent à la branche d'un chêne au pied duquel gisait l'infortuné prieur.
Quand la dernière convulsion eut agité le corps du malheureux, quand son cadavre inerte ne fut balancé que par le vent, Jean et ses amis continuèrent leur route. Mais, o horreur! en passant sous le supplicié, ils se sentirent inondés d'une pluie tiède. Levant la tête, il s'aperçurent avec épouvante que toutes les branches du chêne qui le portaient suintaient le sang de tous côtés, et qu'eux et leurs montures en étaient couverts. Hors d'eux-mêmes, ils s'enfuirent.
L'endroit où un crime a été commis exerce toujours sur ceux qui en sont coupables une attraction à laquelle ils ne peuvent échapper. Jean subit la loi commune. Deux jours après il revint: l'arbre était devenu tout rouge; les feuilles elles-mêmes avaient pris cette couleur, mais le sang n'en sortait plus. Les deux cadavres avaient été enlevés.
Il ordonna que l'on abattit le chêne, espérant ainsi, en faisant disparaître ce témoin de son crime, chasser le remords qui commençait à le mordre au cœur. Son ordre fut exécuté devant lui et il s'en alla presque tranquille.
Peu de temps après il revint comme attiré par une force irrésistible: O surprise! à la place du chêne sanglant se dressait une croix rouge.
Qui avait planté cette croix ?
Ne pouvant le savoir, Jean Tournebœuf la fit arracher et mettre en morceaux, puis brûler.
Le lendemain, une nouvelle croix rouge, s'élevant à la même place, eut le même sort et fut de même remplacée.
Quelque surveillance que l'on établit, on ne put jamais savoir qui venait ainsi braver la colère du farouche Jean, qui, de guerre lasse, prit enfin le parti de souffrir ce qu'il ne pouvait empêcher. Seulement, dans la suite, il évita de passer à l'endroit où s'élevait la croix rouge.
Quelques années plus tard il trouva la mort dans un guet-apens que lui tendit le seigneur de la Ventrouse, son voisin et l'un de ses anciens compagnons de plaisirs et de débauche.
Depuis cette époque (1096), une croix rouge a toujours existé sur le lieu même où fut commis le double crime que nous venons de raconter. Enlevée pendant la terreur, elle fut replacée depuis. On la voit aujourd'hui sur le chemin de traverse de Tourouvre au Billot, à l'embranchement du chemin de traverse qui conduit à Sainte-Anne. Bien entendu, celle-ci ne doit sa couleur rouge qu'à la peinture dont on l'a couverte en mémoire de la première qui fut placée sur ce point.