La légende du "Trou d'enfer" de Cambrai [Cambrai (Nord)]

Publié le 29 mai 2023 Thématiques: Brigand , Diable , Dragon , Evèque , Excommunication , Foudre , Meurtre , Moine , Noblesse , Punition , Ville , Vol ,

Brigands dans la ville
Brigands dans la ville. Source Midjourney
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Berthoud, Samuel Henry / Légendes et traditions surnaturelles des Flandres (1862) (5 minutes)
Lieu: Ancien quartier "Le trou d'enfer" / Cambrai / Nord / France
Motif: B11.9: Le dragon, force du mal

A présent, le Trou-d'Enfer est un hideux quartier de Cambrai, composé de rues tortueuses, de maisons chétives d'un air empuanti, d'un bras de l'Escaut immonde et resserré.

Jamais il n'y fait tout grand jour; et lorsqu'il lui faut traverser ce quartier réprouvé, une femme honnête presse sa marche, ne lève pas les yeux, et ne respire à son aise qu'après s'être éloignée.

Je le crois bien! On ne voit aux portes de noires masures que des créatures infâmes, accroupies sur la pierre du seuil; on n'y rencontre que de vieilles femmes qui luttent de paroles exécrables avec des soldats ivres et des hommes en haillons.

Il est certains jours de la semaine où glapit dans le Trou-d'Enfer un orchestre maigre et faux: cela ajoute encore je ne sais quoi de sinistre à des lieux aussi malavenants.

Si vous vous sentez du courage, pénétrez dans le cloaque où jouent les ménétriers, et, sur mon âme! vous y verrez un étrange spectacle: vous y verrez un cabaret de mauvais lieu. Je l'ai vu, moi: j'en ai frissonné de dégoût et d'horreur.

On n'y respire qu'un air chargé de fumée de tabac, obscurci des cendres de la houille et de la poussière rougeâtre que produisent et font élever de toutes parts cent paires de souliers qui frottent les carreaux de brique dont la grande chambre est pavée. Joignez à cela l'odeur nauséabonde de la bière, des voix qui grondent et qui glapissent, les jurements des violons et les cris nasards de la clarinette! Figurez-vous encore, parmi la lueur jaune de rares quinquets, un mouvement confus d'hommes, de femmes, de soldats, qui vont, qui viennent, se mêlent, circulent, se groupent, se dispersent, de longues tables garnies de buveurs, le bruit des pots d'étain, le cliquetis des verres, et vous aurez une idée à peu près exacte de l'aspect de ces lieux affligeants.

Le Trou-d'Enfer n'est point un meilleur séjour durant la nuit la plupart du temps, il s'y élève quasi sans relâche des cris plaintifs, des coups que l'on assène, des voix rauques qui profèrent des jurements. Et puis lorsque, attirée par le tumulte, survient une patrouille, tout disparait, les portes se ferment; il n'y a plus qu'un seul bruit parmi ce grand calme menteur : le pas lent et mesuré de la garde. A peine ce pas s'est-il perdu au loin comme un murmure indécis, qu'aussitôt de toutes parts jaillissent avec fracas la confusion et le désordre, et que l'insomnie renaît pour les gens paisibles, si toutefois il s'en trouve en pareil endroit.

N'est-il pas vrai? le Trou-d'Enfer, comme je vous le dépeins, est un hideux quartier!

Eh bien! il y a sept cents ans, c'était bien pis encore. On n'y voyait point de rues, on n'y voyait point de maisons, mais un vaste marais de vilaine renommée, au milieu duquel se trouvaient de grandes ruines. Jamais chrétien n'osait y mettre le pied, car, ainsi que le donnait clairement à entendre son nom, le mauvais esprit hantait le Trou-d'Enfer, et l'on racontait à cet égard des choses. épouvantablement merveilleuses: elles n'égalaient cependant pas encore la vérité. Prêtez-moi l'oreille avec attention, et vous jugerez si je vous dis vrai.

Les ruines qui gisaient au milieu du Trou-d'Enfer étaient celles d'un château fort, habité, il y a longtemps, par un seigneur ayant nom Truandre, et que sa mère avait vendu dès le berceau au démon.

Les chroniqueurs racontent que ce mécréant adorait le père du mal, et qu'il commettait mille horreurs impies pour plaire à son dieu. Il enlevait à leurs familles et détenait captives en des clapiers horribles des jouvencelles de bon lieu, et égorgeait des enfants en bas âge pour préparer de leur graisse des onguents diaboliques. Les pèlerins qui, par malheur, venaient demander asile au château, se voyaient forcés de renier le saint nom de Dieu, ou de mourir de faim au fond de cachots plus affreux que l'on ne saurait le dire.

Mais c'était particulièrement aux prêtres et surtout à l'évêque qu'en voulait Truandre: il faisait appréhender tous les serviteurs de Dieu qui ne se tenaient pas bien sur leurs gardes, et quand ils refusaient de lui dire en quels lieux on tenait cachés les trésors de l'église, et qu'ils ne voulaient pas lui abandonner les rentes de leurs abbayes, il les fouettait lui-même jusqu'à les faire tomber morts sous ses coups, ou bien il les étendait sur des charbons ardents, et les brûlait à petit feu.

Le ciel prit enfin en pitié les malheurs du Cambrésis, et, durant un violent orage, la foudre frappa Truandre, ainsi que ses complices et tous ses hommes d'armes. Elle n'épargna que quelques serviteurs moins coupables.

Ces serviteurs allèrent trouver l'évêque, et lui firent offre de grosses sommes d'argent pour qu'il enterrât en terre sainte, comme il convenait à un sire de haut lignage, leur seigneur trépassé. L'évêque ne voulut pas tant seulement les ouïr, et fit jeter le corps dans les fossés du château même de Truandre, près d'un gibet énorme. En outre, il déclara excommunié et relaps à la sainte Église quiconque toucherait à ce corps.

Il n'était pas besoin de cette excommunication; car l'on n'eut pas plutôt jeté le corps où l'évêque l'avait ordonné, que la terre d'alentour commença à prendre feu et à jeter des flammes continuelles et si horribles que les pluies survenues durant l'espace de quatre ans ne purent les éteindre. Mille démons travaillaient sans cesse à jeter de l'huile et de la poix pour alimenter le feu de cet enfer, dont un grand dragon gardait les approches.

On entendait nuit et jour les clameurs de Truandre et les doléances de ses serviteurs; on voyait leurs âmes qui cherchaient à fuir, et que les démons, armés de fourches, rejetaient sans pitié au milieu des flammes. Des chants comme la bouche d'un homme n'en saurait dire, comme son esprit n'en saurait concevoir, des éclats de rire semblables aux déchirements du tonnerre, se mêlaient aux cris des misérables; souvent aussi les démons les saisissaient de leurs mains brûlantes, et les forçaient de se mêler à leurs danses et de tournoyer avec eux dans les airs, d'où soudainement ils les laissaient retomber sur la terre.

Le bon évêque, touché de compassion pour les souffrances de l'âme de Truandre, persuada à un vassal de ce défunt de faire pénitence pour lui, en soulageant les nécessités des pauvres et en donnant aux églises tous les biens dont il avait hérité de son maître. Ce vassal pieux n'eut pas plutôt accompli les bons conseils de l'évêque, que le marais, qui avait vomi du feu et fait paraître, durant quatre années, tout ce que l'enfer, les démons et les réprouvés ont de plus hideux, reprit sa verdure sombre et ses eaux stagnantes et immobiles.

Mais personne n'eut le courage d'habiter un château où les anges des ténèbres avaient fait leur sabbat, et il resta désert pendant bien longtemps.

Peu à peu néanmoins de pauvres gens qui n'avaient ni feu ni lieu s'enhardirent à prendre quelques pierres du château pour se bâtir des maisons; et comme il ne leur en advint aucun mal, d'autres firent mieux, et bâtirent leur maison proche du château, voire au milieu de ses ruines; mais ily eut toujours une sorte de réprobation sur ces lieux.

Telle est l'origine du quartier que l'on nomme encore à présent Trou-d' Enfer, et qui continue à justifier ce nom par son aspect sinistre.


Partager cet article sur :