La légende de Mélusine à Lutzelbourg [Lutzelbourg (Moselle)]

Publié le 4 janvier 2025 Thématiques: Château , Date précise , Difformité , Enfant , Mélusine , Moquer , Noblesse , Promesse , Promesse rompue , Punition , Transformation , Transformation en animal ,

Château de Lutzelbourg
Château de Lutzelbourg. Source Richieman, Public domain, via Wikimedia Commons
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Pitz, Louis / Contes et légendes de Lorraine (1966) (7 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Château de Lutzelbourg / Lutzelbourg / Moselle / France

Au-dessus de la riante vallée de la Zorn, s’élevait autrefois le château de Lutzelbourg avec ses remparts altiers, ses tours à créneaux et son donjon formidable. C’était une forteresse célèbre, redoutée à plus de trente lieues à la ronde. De ces énormes bâtisses, orgueil de tant de seigneurs, il ne reste aujourd’hui que quelques ruines délabrées, à travers lesquelles circule encore parfois, pendant les chaudes nuits d’été, une forme blanche, aérienne, plaintive : le fantôme de Mélusine.

La comtesse de Lutzelbourg était une femme gaie, enjouée, volontiers moqueuse. Ses railleries étaient redoutées des serviteurs et des chambrières. Parmi la noblesse des alentours qui fréquentait le château, ses traits d’esprit, souvent acerbes, n’avaient pas manqué de lui créer quelques ennemis.

La comtesse se plaisait à parcourir les vastes forêts qui entouraient le domaine de Lutzelbourg. Un jour, au détour d’un sentier, elle rencontra soudain un vieil ermite chenu, tout couvert de haillons, sale, hirsute, qui ramassait quelques baies sauvages pour sa nourriture. En apercevant cet être sordide, la comtesse ne put réprimer un éclat de rire :
— Que fais-tu là, homme des bois ? lui dit-elle. Viens donc faire un tour au château. Je te confierai au barbier du comte !… Tu en as grand besoin !…

Mais le vieux se redressa sous l’apostrophe :
— Vous aimez à rire, belle comtesse, gronda-t-il. Prenez garde, car je pourrais vous apprendre à rire, moi…
— Bien sûr, reprit la comtesse toujours aussi moqueuse, si tu t’engageais dans quelque confrérie de jongleurs, tu obtiendrais encore un meilleur succès !…
— Malheureuse ! s’écria alors l’ermite, je te maudis ! pour ta punition, je t’annonce que l’enfant que tu attends sera transformé, chaque samedi, en poisson ! De cette façon, tu n’auras plus envie de te moquer de ton prochain.

Puis, il s’éloigna, et disparut à travers le taillis.

Effrayée, la comtesse pâlit sous la menace. Son rire se glaça sur ses lèvres et, pleine de confusion, elle s’en retourna en toute hâte au château. Mais elle se garda bien de parler de cette rencontre effrayante à son époux.

Peu de temps après, l’enfant vint au monde. C’était une fille, mignonne et potelée, qui reçut le prénom de Mélusine.

Les premiers jours se passèrent normalement. Mais la pauvre mère, qui n’avait pas oublié la malédiction du vieil ermite, attendait dans une profonde anxiété le prochain samedi.

Hélas ! Ses craintes n’étaient que trop justifiées. Au matin du jour fatal, dans le petit berceau de cèdre, au lieu du bébé joufflu, une forme allongée, avec un corps de poisson, des écailles, des nageoires, s’agitait sous les langes. La douleur de la pauvre femme fut immense. Elle trouva cependant assez de courage pour cacher à son époux la triste réalité. Et le soir, dès que le soleil eut disparu derrière les collines, l’enfant retrouva son apparence humaine.

Alors, la comtesse reprit un peu d’espoir. Mais, ce fut bien court, car la semaine suivante, le même jour, la même métamorphose se produisit une nouvelle fois.

Ainsi les mois, puis les années passèrent. Le comte de Lutzelbourg ne sut jamais rien de la destinée tragique de sa fille, car peu de temps après la naissance de l’enfant, il perdit la vie dans une bataille.

Mélusine grandit. Elle devint bientôt une fort jolie jeune fille que les chevaliers des environs courtisaient à l’envi. Mais Mélusine refusait obstinément leurs hommages. Solitaire et mélancolique, elle aimait à se reposer auprès d’une fontaine, dont l’eau claire jaillissait sous un gros rocher au cœur de la forêt. Là, elle demeurait souvent rêveuse, méditant pendant de longues heures sur son étrange destin.

Or un jour, le chevalier Raymond de Phalsbourg vint à passer dans ces parages. Vivement frappé de la beauté de Mélusine, il s’avança vers elle et la salua galamment. La jeune fille lui rendit son salut et les deux jeunes gens bavardèrent ensemble un long moment. Raymond, tout à fait conquis, demanda bientôt à Mélusine de devenir son épouse.

Aussitôt, le visage de la jeune fille s’assombrit :
— Hélas ! dit-elle. J’accepterais volontiers votre demande. Mais je ne puis.
— Pourquoi donc ?
— Parce que je crains que la condition que je suis obligée de vous imposer ne vous soit trop dure à remplir.

Il y eut un instant de silence. On n’entendit que le chuchotement du vent à travers les feuillages.

Mélusine, pour la première fois, se décida à parler, car elle sentait soudain son cœur battre pour le chevalier. Elle reprit :
— Je veux bien, noble Raymond, vous appartenir chaque jour de la semaine. Mais le samedi, je dois rester seule dans ma chambre. Jamais il ne faudra chercher à savoir ce que je fais ce jour-là. Sinon, il nous arrivera un très grand malheur.

Le chevalier Raymond jura de respecter fidèlement ce que Mélusine lui demandait. Ainsi Mélusine, sous cette condition, accepta d’épouser le chevalier.

Le mariage fut célébré avec beaucoup d’apparat et tous les seigneurs invités à la noce envièrent à Raymond son bonheur.

Dès lors, Mélusine et son jeune époux, installés au château de Lutzelbourg, vécurent une longue période heureuse et sans histoire. Pourtant, chaque samedi, Mélusine demeurait enfermée dans son appartement. Elle tirait derrière elle le gros verrou de la porte et personne ne la revoyait plus jusqu’au soir. Puis, le lendemain, elle reprenait ses habitudes quotidiennes et redevenait une épouse joyeuse, une maîtresse de maison attentive et dévouée.

Cependant, le comte Raymond ne s’inquiétait nullement des absences régulières de sa femme. Il savait ce qu’il avait juré à Mélusine et le respect de la parole donnée suffisait à l’écarter de toute curiosité.

Le château de Lutzelbourg retentissait souvent des appels joyeux des chasseurs. Des fêtes nombreuses, où paraissaient jongleurs et trouvères, attiraient une foule de seigneurs et de nobles dames des alentours.

Cependant, un samedi, une forte troupe de chasseurs s’arrêta à l’improviste au château de Lutzelbourg. Il y avait là Richard de Lorquin, Gontran d’Abreschviller, Beaudoin de Dabo, accompagnés de quelques autres seigneurs, venus de l’Alsace toute proche.

Le comte de Phalsbourg reçut avec empressement ses hôtes de passage. Il les fit entrer dans la grande salle du château, tandis qu’il donnait ordre à son cuisinier de préparer un bon repas.

Déjà, devant des quartiers entiers de cerf et des cruches de vin, on allait se mettre à table, quand soudain Richard de Lorquin demanda :
— Tiens, où est donc Mélusine ?
— Elle est dans sa chambre, répondit simplement Raymond.
— Pourquoi ne vient-elle pas à table ?
— Elle est légèrement souffrante, reprit Raymond, qui ne savait comment expliquer à ses invités l’absence de sa femme.
— Ce n’est pas grave, au moins ?
— Non, non, bredouilla Raymond, de plus en plus gêné.
— Alors, poursuivit Richard de Lorquin, il faut aller chercher Mélusine. Sans elle, le repas ne sera pas gai.

Mais au grand étonnement de ses hôtes, le comte de Lutzelbourg refusa.
— Tant pis, dit Gontran d’Abreschviller, commençons à manger. La chère est bonne et le vin fameux. Mélusine viendra nous rejoindre quand elle nous entendra rire et chanter.

Et chacun s’assit.

Pourtant, au cours du repas, la même question revint : Que fait donc Mélusine, toute seule dans sa chambre ?

Devant les explications assez embarrassées du comte et son obstination à refuser de s’enquérir de sa femme, quelques plaisanteries, d’abord timides, puis de plus en plus ironiques se glissèrent dans la conversation. Le vin et la bonne chère aidant, on en vint bientôt aux insinuations perfides, aux paroles amères.
— Va donc voir ce qu’elle fait, disait Richard de Lorquin, qui paraissait le plus énervé de tous. Quel est ce mari qui ne sait pas ce que fait sa femme ?

Le comte de Phalsbourg sentit bientôt la colère et le doute se partager son âme. Il ne put résister plus longtemps. Une curiosité longtemps refoulée éclata soudain, brutale, impérieuse, en son cœur. Passablement ivre lui-même, il se leva de table et gravit furtivement l’escalier qui conduisait à la chambre interdite.

Hélas !… Dans son excitation, le malheureux avait perdu jusqu’au souvenir du serment qu’il avait fait jadis à Mélusine !

Avec d’infinies précautions, il perça un trou dans la porte et il y glissa un coup d’œil.

Malheur !… Mélusine, sous l’apparence d’une sirène, nageait dans une grande baignoire emplie d’eau !…

Le comte de Phalsbourg recula d’épouvante et d’horreur. Triste et pensif, il retourna dans la salle où l’attendaient ses invités.
— Mélusine est dans son lit, leur dit-il d’un ton grave. Elle est très malade. Je vous demanderais même de ne pas faire trop de bruit pour ne pas la réveiller.

Ainsi le repas s’acheva-t-il morne et sans joie.

Cependant, Mélusine avait tout de suite remarqué le geste fatal de son époux. Mais elle ne lui en dit pas un mot. Quant à Raymond, il n’osa parler à sa femme de son étrange découverte.

Quelques mois s’écoulèrent encore. Mais le bonheur s’était enfui du château de Lutzelbourg.

Bientôt, Mélusine donna le jour à un enfant. Hélas ! Le malheureux bébé était affreusement difforme. C’était un véritable monstre. Il avait un troisième œil au milieu du front, une corne au sommet de la tête et une bosse dans le dos.

Le comte Raymond en fut si malheureux qu’il refusa de voir l’enfant.

Alors, toute sa colère contre Mélusine éclata. Dans son emportement et sa douleur, il lui adressa les plus vifs reproches :
— Tu n’es qu’un serpent ! Tu n’es qu’une sirène ! s’écria-t-il, au comble du ressentiment.

Mais, à peine avait-il laissé échapper ces paroles funestes qu’une terreur indicible s’empara de lui. Il venait de briser son serment pour la seconde fois.

— Malheureux ! gémit alors Mélusine. Penses-tu donc que je n’ai pas découvert le trou que tu as percé jadis dans la porte ? Tu connais donc mon épouvantable secret. Maintenant, je suis perdue, à tout jamais.

Et elle se mit à verser d’abondantes larmes.
— Hélas, reprit le comte, pardonne-moi, Mélusine. J’étais ivre ce jour-là. Je ne savais plus ce que je faisais.
— Toute parole de pardon serait inutile, dit alors Mélusine. Il faut maintenant que le destin s’accomplisse. Adieu !…

Un grand frisson secoua la jeune femme. Une épaisse fumée blanche envahit toute la chambre.

Poussant un cri affreux, Mélusine disparut.

Peu de temps après, le comte Raymond mourut de chagrin, et ainsi s’éteignit la lignée des seigneurs de Phalsbourg.

Quant à Mélusine, on dit qu’elle revient encore périodiquement visiter les lieux témoins de son infortune. Son ombre gémissante soupire parfois à travers les ruines du château, tandis que, dans un éclair, on la voit apparaître auprès de la fontaine où elle rencontra jadis le bon chevalier Raymond.


Partager cet article sur :