Angevillers est un petit village du nord de la Lorraine, situé à proximité de la frontière luxembourgeoise. On y parle un dialecte fort panaché, où les mots français se greffent curieusement sur le fonds luxembourgeois. Est-ce en raison de leur jargon bizarre, absolument incompréhensible en dehors du canton ? Toujours est-il que les habitants d’Angevillers avaient jadis la fâcheuse réputation de benêts et de sots.
On les désignait d’ailleurs sous le sobriquet collectif de « Bouillons de Lièvre », parce qu’un lièvre, traversant un jour à la nage la mare du village, toutes les ménagères s’empressèrent d’aller puiser de l’eau à ladite mare pour faire cuire leur soupe aux choux avec du bouillon de lièvre !…
Le Nickel Dorten était un brave Angevillois, ni plus sot ni plus malin que les autres. Il n’était pour ainsi dire jamais sorti de son village et, quand il vint pour la première fois à Thionville, il crut qu’il avait mis le pied dans la capitale d’un empire.
Il flâna d’abord dans la rue de Paris, s’extasiant aux devantures des magasins et remarquant, en bon paysan, que tout y était bien plus cher qu’à Angevillers. Il déboucha ensuite sur la place du Marché, bordée de ses antiques arcades.
Or, à l’étalage d’un marchand de légumes, il aperçut un énorme fruit jaune, rond comme une roue de charrette : c’était une citrouille.
Le Nickel contempla un bon moment ce fruit qu’il n’avait encore jamais vu. Et comme le marchand sortait de sa boutique, il lui demanda :
— Qu’est-ce que c’est que ce fruit-là ?…
— L’épicier comprit aussitôt à qui il avait affaire.
— C’est un œuf de jument, répondit-il avec le plus grand sérieux.
— Un œuf de jument ?!… répéta le Nickel ébaubi. Pas possible !… Et il peut en sortir un poulain ?…
— Certainement. Pour le faire éclore, il suffît de le tenir au chaud près de vous, dans le lit, pendant quinze jours.
Le Nickel ne possédait pas de cheval. Depuis longtemps, il souhaitait en acheter un ; mais ses modestes ressources ne lui avaient pas permis de réaliser ce rêve. Un grand espoir envahit son âme simple.
— Ça vaut cher ? demanda-t-il.
— Un écu de cinq francs, dit le marchand.
Bien que la somme lui parût énorme, le Nickel n’hésita pas une seconde. Il paya, emporta sa précieuse acquisition, et se hâta de regagner Angevillers.
— Qu’est-ce que c’est que cela ?… demanda la Sidonie, sa femme, quand elle le vit revenir tout essoufflé.
Le Nickel lui expliqua l’affaire et ajouta qu’il se proposait de couver l’œuf de jument lui-même. Éberluée, la Sidonie le laissa faire.
Il soupa copieusement, se mit au lit, plaça l’œuf entre ses jambes pour qu’il fût bien au chaud et tira le plumon.
Pendant deux semaines, il ne bougea pas de son lit où il se fit servir tous ses repas. Sa femme, tout en gémissant du surcroît de travail qui lui incombait, acceptait bravement la situation. Elle finit toute seule d’arracher les pommes de terre pendant que son époux couvait patiemment son œuf.
Mais les deux semaines passèrent, et rien ne sortit de l’œuf. Le Nickel consentit encore à couver deux jours supplémentaires.
Mais rien, toujours rien. Pas le plus petit bruit à l’intérieur de l’œuf, comme lorsque le poussin frappe de son bec la coquille fragile.
Le Nickel commença de s’inquiéter :
— Si par hasard, il m’avait vendu un œuf niot ? se demanda-t-il.
Il envoya aussitôt sa femme à Thionville, pour prendre conseil du marchand.
— L’œuf est parfaitement sain, assura celui-ci, souriant. Cependant, il se peut que la coquille soit un peu trop dure. Pour la briser sans faire aucun mal au poulain, il faudrait, par exemple, la faire rouler doucement du haut d’une colline un peu rocailleuse.
La Sidonie rentra au logis et rapporta à son mari le conseil du marchand. Le Nickel se leva en hâte, s’habilla, plaça précautionneusement l’œuf dans un grand chavant[22] et prit le chemin de la côte Saint-Michel. Une bonne vingtaine de villageois l’accompagnaient, curieux d’assister à l’éclosion du poulain.
Arrivé au sommet de la côte, le Nickel tira le précieux objet de son panier et le posa sur la pente, où il ne tarda pas à rouler. Haletant, le front moite de sueur, il suivait les évolutions de son œuf, tandis que les Angevillois s’étaient postés sur le trajet qu’il devait emprunter. Tous étaient prêts à intervenir pour saisir le poulain.
Mais la citrouille dégringola d’abord d’un mouvement uniforme, rebondissant contre les pierres, entraînant au passage les cailloux. Puis, sa vitesse s’accéléra et ce fut alors un véritable boulet qui dévala la pente, particulièrement raide.
Hélas ! une souche se trouvait par malheur sur son passage ! Elle la heurta de plein fouet et sous la violence du choc, elle se fendit en plusieurs morceaux qui s’éparpillèrent à cinq mètres à la ronde.
Au même instant, un lièvre, qui gîtait derrière la souche, s’enfuit en faisant des culbutes spectaculaires.
Tous se précipitèrent.
Le Nickel criait :
— Houni ! Houni ! Du côté de Beuvange ! Rattrapez-le !… Vite, rattrapez-le !
Mais le lièvre était bien trop leste, et il eût fallu un solide épagneul pour le rejoindre. Seulement, aucun Angevillois n’avait songé à se faire accompagner de son chien !…
Toute poursuite se révéla donc inutile.
Alors, navré, entouré des braves Angevillois compatissants, le Nickel s’en retourna confier sa déception et sa peine immense à sa fidèle Sidonie.
Il n’osa pourtant pas renouveler l’expérience et se résigna, bien malgré lui, à ne jamais posséder de cheval à l’écurie.