De la Fontaine-de-la-Vierge suis-moi, mon ami, au château de Clisson, et plaçons-nous à l'une des fenêtres qui dominent le canal de l'Oust.
A notre droite rampe, dans la vallée, le faubourg Sainte-Croix; à notre gauche se dresse la Grée-Saint-Laurent, dont les prés verts, les champs dorés et les courtils plantés se groupent autour de maisons rustiques. Dans une de ces maisons résidait jadis une jeune fille, nommée Magdeleine, qui n'avait ni sou ni rente, et ne vivait que des faibles produits de son travail; aussi travaillait-elle obstinément. Tous les jours elle tournait la roue du cordier, son voisin, et pendant la plus grande partie des nuits elle filait sans relâche et sans repos.
Sans aucun doute, l'amour du travail est une excellente chose; mais comme dit le proverbe: faut de la vertu, pas trop n'en faut, et la jeune fille dont je t'entretiens poussait jusqu'au péché mortel des actes méritoires en eux-mêmes; car au mépris de la loi sainte, qui prescrit le repos au jour du Seigneur, elle prolongeait, les samedis comme les autres jours, ses veilles laborieuses long-temps après le premier chant du coq. Hélas! malheur et damnation devaient en résulter pour elle !...
Une nuit de samedi que, suivant sa coutume, elle était assise au coin de son foyer, filant encore après la douzième heure elle aperçut tout-à-coup auprès d'elle, quoique sa porte fût bien fermée, une vieille femme qui lui dit : Vous travaillez bien tard, jeune fille; il paraît que vous n'avancez pas à là besogne ! voyons, que je vous donne une leçon qui vous profite...; la vieille, alors prenant sur la table une quenouille et un fuseau qui y étaient déposés, prêts à servir, se mit à filer avec tant d'activité et de perfection, qu'en moins de rien, la quenouille fut épuisée et le fuseau chargé d'un fil aussi fin que des cheveux. Allons, d'autre chanvre, jeune fille, dit la vieille donnez-moi toute votre provision, que je la finisse... Magdeleine, s'empressant d'obéir, chargea sa table de toute la filasse qu'elle put trouver chez elle, et aussitôt la vieille se remit au travail, tournant son fuseau avec tant de rapidité, que les yeux ne pouvaient en suivre les tours. En moins d'une heure, tout le chanvre fut filé.
Maintenant, dit la vieille, il faut faire la lessive de ce fil. Oh! rien ne presse, dit la jeune fille, il y a temps pour tout, et la nuit est bien avancée. Que vous importe l'heure, reprit la vieille, vous n'y regardez pas ordinairement ! profitez de ma visite, apprenez à lessiver comme vous venez d'apprendre à filer; ce ne sera pas long, si vous me secondez; faites donc un bon feu, pendant que je vais puiser de l'eau à la fontaine... Et la vieille, armée de deux seaux, courut à la source si souvent et si lestement, que les deux grands bassins, placés, par Magdeleine, sur un feu ardent, furent pleins dans un instant... c'était merveille! Aussitôt le fil fut déposé dans la cuve et chargé d'un lit de cendre; puis les deux femmes se mirent à couler la lessive bouillante..; en cet instant, le coq fit entendre son second chant, annonçant le point du jour. Merci, dit la jeune fille, grâce à vous, voilà ma semaine bien finie. Un peu tard, fit la vieille, mais encore trop tôt pour toi! - Sans doute, reprit Magdeleine, car, si vous m'avez beaucoup appris, il me reste encore beaucoup à apprendre; mais je vous reverrai, je l'espère. On ne me voit jamais qu'une fois! Qui donc êtes-vous?... je suis la Filandière de nuit, et voici ma dernière leçon: les dimanches tu garderas en servant Dieu dévotement...
Au grand jour, le cordier et sa femme ne voyant point sortir leur voisine dont la porte et les volets étaient fermés, heurtèrent chez elle en l'appelant; mais ne recevant point de réponse, et craignant qu'elle ne fût malade, ils forcèrent l'huis et cherchèrent long-temps, mais inutilement, dans tout le logis. Enfin, la femme du cordier, jetant un regard dans la grande cuve où coulait encore la lessive, aperçut la pauvre Magdeleine étendue morte et défigurée sur son fil!...
Adieu, mon bon ami, que cette histoire lugubre ne t'inspire pas trop d'horreur pour le travail; les morts par excès de travaux sont si rares, et le désœuvrement fait tant de victimes!