Le Lindenschmidt, à ce que raconte la légende, était un chevalier pillard, redouté par les habitants de la contrée, et encore plus par les voyageurs que leur chemin obligeait à passer près de son château. Il avait recruté son sinistre entourage parmi ce que l’humanité produit de plus abject, et avec ces terribles satellites il était constamment en observation sur les routes.
S’embusquant au passage des marchands, il fondait comme un vautour sur tous ceux qui lui paraissaient mal préparés à la résistance. Il avait inventé mille ruses pour attirer les victimes dans ses guet-apens, et pour se soustraire aux poursuites, il faisait même ferrer tous ses chevaux à rebours. C’est ce qui lui avait valu le surnom de Linkenschmidt (forgeron à rebours).
Quand il projetait un mauvais coup, il avait soin de sortir de son château par une porte dissimulée, dont on montre encore aujourd’hui l’emplacement dans le roc, et il s’engageait dans de profonds ravins qui le menaient à couvert jusqu’aux abords de la route, où les voyageurs terrifiés le voyaient surgir à l’improviste. Malheur à ceux qui faisaient mine de ne pas vouloir se laisser rançonner : ils passaient de vie à trépas avant d’avoir pu donner cours à leurs protestations.
La fin de cet illustre brigand est encore célébrée aujourd’hui dans une longue ballade, que les paysans chantent, le soir, sur une de ces mélodies au rythme traînant qui caractérisent particulièrement la chanson populaire alsacienne : « Le margrave de Bade apprit un jour que le Lindenschmidt rôdait le long du Rhin. Il fit venir le gentilhomme Gaspard de Freundsberg et le chargea de capturer ce dangereux voisin et de le lui amener. Gaspard, aussitôt prêt, se fit accompagner par un paysan avisé, qui devait explorer tous les détours et tous les sentiers, pour découvrir la piste du Lindenschmidt.
« Ce paysan prit les devants, arriva à Frankenthal, et se rendit à l’auberge, où il commanda à manger pour les voituriers. Ensuite il retint une place à l’écurie pour les chevaux de trois voitures chargées qui, disait-il, devaient arriver de la foire de Francfort.
« L’aubergiste répondit au paysan : « — Du pain et du vin, j’en ai suffisamment à vous offrir ; mais pour ce qui est de l’écurie, elle est déjà occupée par trois chevaux. Ce sont les bêtes du noble Lindenschmidt, le seigneur des grands chemins. « Quand l’espion eut recueilli ce précieux renseignement, il se hâta tout joyeux, pour en donner connaissance à son maître et le faire accourir avec ses gens armés. « Mais le fils du Lindenschmidt avait entendu l’entretien, et il réveilla son père, qui était endormi derrière la table : « — Lève-toi, père chéri, lève-toi, voici ton traître qui est arrivé ! « Mais il était trop tard, car Gaspard venait d’entrer dans la chambre pour prendre le Lindenschmidt.
« Celui-ci, saisissant son épée, se mit sur la défensive; mais il fut terrassé et solidement garrotté. Alors, il n’adressa au chevalier qu’une prière, celle d’épargner son fils et son serviteur: « -S’ils ont fait du tort à quelqu’un, c’est que je les y ai obligés. « Le gentilhomme Gaspard refusa : « – Le veau expiera les fautes de la vache, je ne saurais faire droit à ta demande. A Bade, la ville qui nous est chère, ta tète sautera.
« Ils furent tous les trois emmenés à Bade, où ils ne restèrent enfermés qu’une nuit. Ils furent exécutés ensemble à la même heure, le Lindenschmidt, son fils et le domestique. » Une seconde chanson populaire ajoute : « Il arriva qu’un vendredi on vit exécuter le Lindenschmidt dans un champ verdoyant. C’est là que le fameux Lindenschmidt fit ses derniers adieux à ses dignes complices. »
Les ruines du château sont encore hantées aujourd’hui par le Lindenschmidt et sa bande. Toutes les fois qu’une guerre se prépare, on les entend sortir, la nuit, avec un fracas formidable et chevaucher dans les airs en poussant des cris sauvages. […]