La légende d'Alice de Quinipily [Baud (Morbihan)]

Publié le 5 novembre 2022 Thématiques: Amour , Animal , Avarice , Brigand , Château , Cheval , Cimetière , Demande en mariage , Domestique | Serviteur , Enfant , Enterrement , Jeunes gens , Maladie , Messager de la mort , Mort , Or , Prêtre | Curé , Princesse , Punition , Trésor , Vol ,

Les ruines de l'entrée du château
Les ruines de l'entrée du château. Source Grojo (Baud), Public domain, via Wikimedia Commons
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Source: Fouquet Alfred / Légendes, contes et chansons populaires du Morbihan (1857) (7 minutes)
Lieu: Ruines (et Vénus) du château de Quinipily / Baud / Morbihan / France

Il y avait jadis à Quinipily un vieux seigneur bien riche, riche à millions, et qui pourtant n'était pas heureux et ne pouvait pas l'être, parce qu'il n'avait pas d'enfant. Pour obtenir du ciel au moins un héritier, sa dame et lui avaient fait bien souvent aux pauvres et aux églises de grandes largesses, avaient brûlé des cierges à tous les saints du paradis, avaient accompli bien des pélerinages, renouvelé bien des neuvaines et fait dire plus de mille messes sans succès pour l'objet de leurs vœux. La vieillesse arrivait pour eux triste et solitaire, car le noble sire avait plus de soixante ans, et sa digne épouse touchait presque au demi-siècle.

Mais voilà qu'au moment où ils avaient perdu toute espérance de postérité, la châtelaine devint grosse et donna le jour à une charmante petite fille qui reçut au baptême le doux nom d'Alice.

On ne saurait dire toute la joie du seigneur de Quinipily et de sa noble compagne à la naissance de cette enfant si long-temps désirée; on ne saurait nombrer les soins vigilants dont fut entouré son berceau.

A douze ans, Alice était élancée comme un brin de chanvre, souple comme un roseau, fraîche, mais pâle comme la fleur de l'églantier sauvage; elle était bien délicate, et cette faiblesse de complexion qui donnait à sa beauté un charme émouvant, donnait aussi de graves alarmes à ses vieux parents dont elle était le doux trésor, l'unique amour.

Les plus célèbres médecins appelés à tracer un genre de vie qui pût donner à cette jolie, mais frêle enfant, une santé robuste, conseillèrent l'activité, l'air pur des champs, l'exercice du cheval, et défendirent à tout jamais les longues veillées.

Depuis lors, quand il ne pleuvait pas, chaque jour Alice, suivie de deux domestiques et montée sur un joli cheval qu'elle avait choisi blanc comme le lait, doux comme un agneau, agile comme un écureuil, parcourait les environs du château et visitait les chaumières pour y répandre les douces paroles et les secours généreux, car elle avait un cœur d'or et une main d'argent.

Toujours le bien semé produit le bien au centuple; aussi à seize ans, fraîche comme la rose des jardins, Alice était grande et forte, et les jeunes seigneurs de plus de vingt lieues à la ronde, épris de ses jeunes attraits, faisaient à Quinipily bien des visites d'amour, et rendaient, dans l'espoir de lui plaire, les plus respectueux devoirs au vieux châtelain.

Ce seigneur, réfléchissant qu'à son âge les années sont comptées ou sur le point de l'être, et craignant de laisser après lui, sans protecteur et sans appui, sa fille bien aimée, insistait souvent près d'elle pour qu'elle choisit un époux; mais Alice, dont le cœur était libre encore, refusait tous les partis.

Un jour enfin, un beau jeune homme de la cour de France, plein de grâce et de distinction, étant venu à Quinipily en qualité de parent éloigné de la châtelaine, vit Alice, l'aima de tout son cœur, parvint à s'en faire aimer, et l'obtint de son père, qui pourtant redoutait l'éloignement de son unique enfant.

Jamais corbeille de noces, si ce n'est celle d'une reine, n'a contenu autant de bijoux, de soies, de velours et de fleurs que celle d'Alice. Jamais, si ce n'est à Paris, tant de carrosses armoriés remplis de belles dames, tant de coursiers de prix montés par de nobles cavaliers, n'ont été réunis pour une fête; jamais tant de recteurs et tant de clercs n'ont assisté à un mariage; jamais tant d'encens et tant de cierges n'ont brûlé dans une église; jamais tant de pauvres n'ont reçu tant de dons; jamais enfin tant de bénigueux, tant de bombardes n'ont fait danser tant de vassaux !

Et pourtant, au milieu de ces splendeurs et de ces agitations bruyantes, un sentiment pénible oppressait tous les cœurs, étreignait toutes les poitrines, étouffait toutes les joies.

C'est qu'aussi, la veille de la fête, la meute du château avait hurlé toute la nuit; c'est qu'à l'autel, le cierge de la mariée avait brûlé sans éclat et s'était éteint sans fumée; c'est qu'au repas du soir, le sel avait été répandu sur la table; c'est qu'Alice s'était mariée le treize; c'est qu'enfin treize dames avaient assisté ce jour là à son lever !!!

Entourée de tendres soins et toute à son bonheur, Alice n'avait remarqué aucun de ces fâcheux présages. Pouvait-elle prévoir une funeste destinée, alors que tout lui souriait dans la vie, et que son jeune époux répétait à toute volonté qu'elle exprimait : « Tout ce que ma mie veut, je veux; tout ce que ma mie voudra, sera... » Hélas! il n'est point d'esprit assez occupé, de cœur assez plein, dans lesquels le désir capricieux ne puisse encore trouver place. Peu de jours donc après ses noces, Alice, malgré le regret qu'elle éprouvait de quitter ses bons parents, voulut être présentée à la cour dont son époux lui disait des merveilles, et aussitôt elle partit pour Paris, un vendredi.

Là, mettant en oubli les bons conseils des médecins, elle donna ses nuits aux bals et ses jours au tourbillon des fêtes. Hélas! elle y perdit bientôt les roses de son teint et cette belle santé qu'une vie réglée et l'air pur des champs lui avaient donnée. Dès qu'Alice sentit, à la fièvre qui la tourmentait, à la toux qui l'oppressait, que son état était grave, elle voulut revenir au château paternel, redemander à l'air natal la vie qui s'éteignait en elle; mais il était trop tard et les soins dévoués de sa tendre mère, tout en adoucissant ses maux, ne purent en arrêter les progrès.

En vain s'efforça-t-on de cacher à la jeune femme sa fin prochaine, la révélation lui en vint bientôt, car une nuit que le sommeil avait fui sa paupière, elle entendit le cri lugubre que l'orfraie poussait à sa fenêtre, et le grincement des roues de l'Ancou [le char de la mort] qui s'arrêtait à la porte du château, et ces terribles signifiances lui firent bien comprendre que tout allait finir en ce monde pour elle !

Alors elle se prépara à une mort chrétienne, et, pour ne laisser au monde trace de ses vanités, elle voulut être ensevelie dans sa robe de noces, et demanda que tous les bijoux, toutes les fleurs de sa corbeille fussent déposés dans sa châsse; puis, sans désespoir, mais non sans regret, elle s'éteignit...

La pauvre Alice fut long-temps et amèrement pleurée par tous ceux qui l'avaient connue; son époux inconsolable prit l'habit religieux à l'abbaye de Lanvaux; son vieux père et sa mère succombèrent à leur douleur, et le château de Quinipily passa dans des mains étrangères !...

A l'époque où mourait Alice, il y avait à la ferme de Quinipily un jeune valet et une jolie servante qui s'étaient promis mariage dès qu'ils seraient parvenus à économiser, sur leurs gages, une somme assez forte pour prendre à leur compte une petite ferme; mais les gages étaient faibles, et les épargnes s'accumulaient si lentement que le désespoir entrait au cœur des deux amoureux.

Hélas! disait le jeune valet à sa fiancée, on vient d'enfouir en terre, avec Mme Alice, un trésor qui ne fera de bien à personne, tandis qu'un seul de ces bijoux suffirait à notre bonheur!... et le valet soupirait, et la jolie servante pleurait...

Quand la pensée du mal germe au cœur, si le cœur ne la repousse pas, on ne tarde guère à succomber; aussi, dès le soir même, les deux amants étaient à la tombe d'Alice et violaient cette tombe à peine fermée. A la vue des richesses entassées dans la châsse, leur avidité s'accrut, un seul bijou ne put leur suffire, et leurs mains sacrilèges saisirent tout, jusqu'à la robe de dentelle et de soie qui servait de linceul au cadavre!... puis ils refermèrent la tombe de manière à ce que personne ne pût avoir connaissance de leur larcin.

Un mois après cette odieuse violation de sépulture qui devait, ils l'avaient dit, faire leur bonheur, les deux coupables n'étaient plus reconnaissables, tant ils avaient pâli, tant ils étaient amaigris! Ils fuyaient les pardons du pays et ne paraissaient jamais aux joyeuses assemblées des jeunes gens de leur âge; tout mot qu'on leur adressait les faisait rougir, et quand on s'entretenait de la bonne Alice, quand les pauvres, devant eux, bénissaient sa mémoire, ils tombaient dans un trouble si profond que tout le monde le remarquait, mais sans pouvoir en pénétrer la cause..... C'est que le remords et la terreur étaient entrés dans leur âme; c'est que, toutes les nuits, un fantôme menaçant les réveillait en les touchant au front et qu'une voix sépulcrale criait à l'un et à l'autre : " Rends-moi mon suaire!... "

Enfin, la jeune servante, ne pouvant plus résister à l'effroi qui la faisait mourir, alla trouver son confesseur, et lui faisant l'aveu de son crime, lui demanda conseil et pardon. Pour mériter l'absolution que Dieu peut accorder encore à votre repentir, malgré l'énormité de votre péché, dit le prêtre, allez avec votre complice prier au tombeau d'Alice, rendez à la morte tout ce que vous lui avez pris, et que Dieu vous juge dans sa miséricorde!...

Par une nuit noire et orageuse, les deux valets de la ferme de Quinipily, munis l'un et l'autre d'un buis bénit, se rendirent en secret au cimetière... ce qui se passa là, personne ne l'a su et ne peut le savoir; mais au jour, tous les fidèles qui entrèrent à l'église purent voir, près de la tombe fouillée d'Alice, le chapeau du valet, le chapelet de la servante et les deux bouquets de buis bénit... ce fut tout... et jamais, dans la contrée de Baud, on n'a revu les deux coupables; jamais on n'a entendu parler d'eux!!!


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