Les bonnes gens du petit village de Pagney-derrière-Barine, dans la banlieue de Toul, sont aujourd'hui les plus paisibles et les plus honnêtes du monde.
L'été, à l'aurore, ils sont debout quand le gai gazouillement de l'alouette leur dit qu'ils ont assez dormi et qu'il faut songer «< aux labeurs » des vignes.
Il faut voir alors vignerons et vigneronnes, avec les marmots dans les hottes, entre le morceau de lard traditionnel et la cruche de piquette, se diriger allègrement vers les pentes embaumées de Barine et de St-Michel, au moment de la floraison de la plante chère à Noé.
Le soir, tout le monde rentre en chantant; on fait des flambées magnifiques avec les sarments descendus du grenier; puis vient le souper et, peu après, le repos bien gagné; on s'endort dans la paix du Seigneur... Ainsi s'écoule la belle saison.
L'hiver, quand la bise souffle et que la neige couvre la terre, c'est la veillée au coin de l'âtre, avec les vieilles histoires du temps passé et les récits de revenants, pendant que le chat regarde fixement la bûche qui se consume ou les jambons tout noirs suspendus dans la vaste cheminée. De temps en temps, le petit linot qu'on a déniché au bon temps dans une « moy » d'échalas, dégage sa tête de son aile, lisse ses plumes et se demande mélancoliquement si le printemps ne va pas bientôt revenir.
Ah! l'heureuse existence, comparée à celle des cités !...
Mais il n'en était pas de même en l'an de grâce '*'...
A cette époque, les gens de Pagney étaient plus turbulents qu'ils ne le sont aujourd'hui et le motif de cette agitation provenait de ce qu'ils n'avaient pas de saint pour patron.
Précisément, vers la fin des vendanges de cette année, une demi-douzaine des plus enragés crapoteurs » du village, munis de paniers, grapillaient dans les vignes touloises situées entre la chapelle de St-Fiacre et la Vierge de Refuge, en face de Brûley.
Tout allait pour le mieux; malheureusement pour les pillards, un homme les observait depuis un instant, cet homme était un saint, ce saint était saint Brice, il s'empare soudain du plus effronté (un nommé Coliche) et l'entraîne vers un gros poirier qui se trouvait au bord du chemin. Sur son ordre, l'arbre étend horizontalement ses deux maîtresses branches tels deux bras gigantesques, et cette croix improvisée lui sert à attacher le larron comme à un pilori (Cet arbre existe toujours. On l'appelle, dans le Toulois, l'Arbre-en-Croix).
Inutile d'ajouter que ses camarades avaient pris la clef des... vignes et ne s'étaient pas attardés à contempler l'exploit de saint Brice.
Le Coliche » jura de se venger...
– « Ç'o l'quéret qu'è prévenu l'Saint, y m'le paierot» (« c'est le curé qui a prévenu le Saint-se disait-il - il me le paiera... »)
Or donc, la niche du saint patron, près du maître-autel de l'église, était toujours vide! Vint la fête du village.
Coliche, qui avait annoncé à toutes les commères du pays l'arrivée de saint Brice, se rase complètement la barbe et après s'être affublé d'une chasuble volée dans la sacristie et d'une mitre en carton doré, se hisse dans la niche, avant l'arrivée des fidèles, et se tient immobile pendant tout l'office, au grand ébahissement de ses concitoyens, qui avaient enfin ce qu'ils désiraient...
La femme « du Coliche, seule, trouvait que le Saint n'était pas beau !... Mais saint Brice (le vrai) veillait et, invisible, il assistait à la messe.
... Hélas! au moment où M. le Curé, au comble de l'enthousiasme, engageait ses ouailles à se montrer dignes de l'honneur qui leur était fait, notre gaillard se sentit subitement indisposé... (les raisins volés à l'Arbre-en-Croix agissaient !) et il se démenait dans sa niche comme un diable dans un bénitier.
A cette vue, les gars de Pagney, émerveillés, criaient : « Mirècle! mirècle ! vol saint Brich' que r'mue !... »
L'illusion ne fut pas de longue durée; on reconnut l'imposteur et on lui administra une « raclée », comme jamais il n'en avait reçue de sa vie. Sa «bourgeoise », comment donc ?... tapait plus fort que les autres !...
Le vrai saint Brice apparut alors et donna sa bénédiction au peuple de Pagney, dont il resta le protecteur.
Quant au Coliche », il quitta le pays et on ne le revit plus.