Parmi tous les princes qui se sont succédé à la tête de l’ancien duché de Lorraine, c’est le duc Ferri III qui a laissé dans l’histoire, et surtout la légende, le souvenir le plus vivace. Ferri III régnait sur la Lorraine vers le milieu du XIIIe siècle.
C’était un homme réputé pour sa justice, sa bonté, son exquise charité. Le peuple le tenait en profonde affection, car il avait été le premier à octroyer en Lorraine des chartes de franchise aux petites cités, à rabaisser les privilèges des seigneurs, ses vassaux, sur lesquels sa puissance s’était fait particulièrement sentir. Ceux-ci le craignaient ; beaucoup le haïssaient secrètement, car les mesures qu’il avait prises en faveur du peuple réduisaient leurs pouvoirs et étaient ressenties comme autant d’humiliations.
À deux lieues de Nancy, au château de Maxéville, vivait alors le comte Adrien des Armoises. Plus que tous les autres vassaux, celui-ci était animé contre son suzerain d’une haine irréductible. À plusieurs reprises, la justice de Ferri III avait dû sévir contre ses exactions et le voisinage avait achevé d’exaspérer les rapports des deux hommes.
Or, un jour, Ferri, escorté d’un seul écuyer, chassait dans la profonde forêt de Haye. Comme le soir tombait, le duc reprit le chemin de son palais de Nancy. Sans méfiance, l’âme en paix, il chevauchait en devisant joyeusement avec son écuyer.
Soudain, son cheval trébucha dans une corde qui avait été perfidement tendue en travers du sentier. Désarçonné, le duc perdit l’équilibre et s’abattit lourdement sur le sol.
Au même instant, dix hommes, le visage caché sous un masque, se précipitèrent sur lui, et, avant qu’il ait eu le temps d’esquisser un seul geste pour sa défense, il se trouva bâillonné, ligoté solidement, la tête enveloppée dans un épais voile noir. Son écuyer vola à son secours ; mais le malheureux périt, accablé sous les coups.
Puis, sans perdre une seconde, les mystérieux agresseurs emportèrent leur prisonnier, qui se débattait en vain sous ses liens, et le jetèrent brutalement dans un char posté à quelques pas du lieu de l’embuscade.
Et aussitôt, les chevaux démarrèrent dans un galop d’enfer.
Pendant des heures et des heures, le véhicule roula à vive allure. De temps en temps, il s’arrêtait ; mais c’était seulement parce qu’il fallait changer les chevaux, et, après ce court arrêt, la cadence effrénée reprenait de plus belle, sans jamais se ralentir.
Enfermé dans la mystérieuse voiture, le duc tentait vainement de desserrer ses liens, d’enlever le voile qui lui couvrait les yeux. Ses efforts rageurs demeuraient hélas ! inutiles. Il était surtout angoissé à l’idée qu’il ignorait où ses ravisseurs le transportaient. Il était persuadé que c’était bien loin, certainement en dehors de ses états.
Car le mystérieux véhicule roulait toujours, au même galop qui ne faiblissait pas. Pendant toute la nuit et tout le jour suivant, l’effroyable voyage se poursuivit, coupé seulement de très brèves haltes.
Enfin, vers le soir, l’attelage sembla soudain modérer son allure. Au bruit des roues sur des pavés, le duc comprit qu’on entrait dans une ville ou dans un château fort.
Peu d’instants après, en effet, le char s’immobilisa.
Alors, des bras invisibles tirèrent le duc de sa prison roulante. Il se sentit transporté à travers des couloirs, des salles, des escaliers dont la fraîcheur le fit frissonner ; des portes grincèrent sinistrement.
Enfin, on le déposa sur le sol ; on desserra légèrement ses liens et, sans avoir prononcé une seule parole, les ravisseurs s’enfuirent. Une lourde porte claqua sur ses gonds ; un verrou gémit ; des pas résonnèrent encore ; puis, ce fut le silence.
Au prix de cruels efforts, le duc Ferri réussit enfin à se défaire complètement des cordes qui meurtrissaient sa chair. Il retira le voile qui l’aveuglait.
Alors, sa dramatique situation se révéla à lui dans toute son horreur. Le duc de Lorraine se vit au fond d’une tour carrée, haute de quinze coudées au moins, éclairée par une unique fenêtre, étroite, placée très haut, près de la toiture. Dans un coin avaient été placés à son intention un misérable grabat, une cruche d’eau et une miche de pain.
Le bon duc s’abîma dans un profond désespoir. Mais ce qui exaspérait sa douleur, c’était qu’il ne savait absolument pas en quel lieu il se trouvait et aux mains de quels ennemis il était tombé.
Inutile de décrire sa misérable existence au fond de ce sinistre cachot.
Il ne voyait jamais personne, pas même la main du geôlier qui lui apportait chaque jour sa nourriture à travers un double guichet.
Les jours, les semaines, les mois et même les années s’écoulèrent.
Le duc, dans son chagrin, crut qu’il allait sombrer dans la folie.
Rares étaient les bruits qui lui parvenaient du dehors. Parfois, il entendait des cloches qui lui semblaient être celles de sa bonne ville de Nancy. Mais comme il se croyait enfermé à cent lieues de sa capitale, il était persuadé qu’il s’agissait d’hallucinations auxquelles il eût été dangereux de s’abandonner.
Pendant ce temps, que devenaient son épouse, la duchesse Marguerite, et ses enfants, privés de soutien et de défense ? Qu’était-il arrivé à son palais, sans doute pillé, à sa ville de Nancy, peut-être brûlée, à son bon peuple, réduit en esclavage ? Le duc Ferri n’osait agiter ces torturantes questions.
Or, un matin, comme il était plongé dans un sommeil proche de l’agonie, il entendit soudain au-dessus de lui un grand bruit. Contre la toiture de son cachot étaient frappés des coups violents, que l’écho amplifiait étrangement. Parfois, un chant s’élevait, nettement perceptible entre les coups, bizarre et mélancolique.
Le duc sursauta. Ses dernières forces, usées par ses longs malheurs, se réveillèrent. Le cœur palpitant, il tendit l’oreille. N’était-ce pas une hallucination ? En effet, il semblait au duc de Lorraine que son propre nom était mêlé aux paroles de la chanson.
Mais un rayon de lumière jaillit dans la tour obscure, puis s’agrandit, s’élargit. Enfin, un homme apparut, juché sur une poutre maîtresse de la toiture.
Le duc Ferri se dressa, évitant les tuiles et les gravats qui tombaient et se brisaient sur le sol, haletant, bouleversé par l’émotion.
En haut, l’homme l’aperçut :
— Ah ! par exemple, grommela-t-il, on ne m’avait pas dit qu’il y avait quelqu’un là-dedans !
Il arrêta son travail.
— Eh ! là-bas, qu’est-ce que tu fais là ? cria-t-il.
— Et toi ? articula le prisonnier, qui retrouvait enfin l’usage de la parole.
— Moi ?… Je suis Jean, le couvreur. Je répare des toitures. Et Dieu merci, l’ouvrage ne manque pas. Mais toi ?…
— Moi ?… Mais les mots s’étranglèrent dans sa gorge.
— Te voilà dans un piètre état ! Qu’est-ce donc que tu as fait pour être ici ?
— Moi… Je suis Ferri, duc de Lorraine, troisième de ce nom. Où suis-je ?
— Ah ! non, répliqua le couvreur, il ne faut pas me conter d’histoires. D’ailleurs, sais-tu bien ce que je chantais tantôt ?… Eh bien ! je chantais la complainte du duc Ferri, parti de son duché pour suivre une belle dame qu’il aimait.
— Par Saint Nicolas, supplia le prisonnier, ne plaisante pas ! Dis-moi donc, je te prie, où je suis.
— Puisque tu insistes, je peux te le dire : Tu es à Maxéville, chez le sire des Armoises.
À ce nom, le duc frémit de colère. En un éclair, il mesura toute la ruse dont il avait été victime. Pour lui donner le change, la voiture qui l’emportait avait tourné en rond dans la forêt de Haye pendant une nuit et un jour.
Pris de pitié, Jean, le couvreur, devint soudain très grave.
— Si tu es vraiment le duc de Lorraine, dit-il, peux-tu me le prouver ?
— Tiens, voici mon sceau. Tu verras bien si je mens.
De plus en plus intrigué, le couvreur déroula un fil auquel le duc attacha sa précieuse bague. Alors, quand l’ouvrier, après avoir retiré le fil, tint le sceau de Lorraine entre ses doigts, tremblant, il s’écria :
— Par Saint Gabriel, c’était donc vrai !…
Monseigneur, mes plus humbles excuses de ne vous avoir pas cru sur parole.
— Écoute, dit le duc, dis-moi maintenant ce qu’est devenue la duchesse, mon épouse.
— Monseigneur, reprit avec respect le couvreur, la duchesse Marguerite est toujours à Nancy. Grâce au sire de Tillon, elle a réussi à tenir tête à une révolte de vos vassaux. Elle n’a pas cessé de pleurer votre disparition.
— Je vois que ton cœur est resté fidèle à la maison de Lorraine. Va porter cet anneau à la duchesse Marguerite. Dis-lui où je me trouve enfermé. Elle agira en femme avisée pour me tirer de là. Et tu sais aussi que le duc de Lorraine n’est pas un ingrat.
— Oui, sire. J’y cours. Au diable, la toiture des Armoises !
Quelques jours plus tard, une puissante armée lorraine se présenta devant le château de Maxéville. À sa tête, brandissant bien haut l’étendard rouge et or, chevauchait le sire de Tillon. Il se dirigea droit vers le pont-levis et demanda à parler immédiatement au seigneur des Armoises.
Plein d’appréhension, le félon apparut bientôt sur le chemin de ronde.
Alors, tandis que l’armée ducale cernait complètement le château, le sire de Tillon lui adressa cette proclamation :
— Au nom de la très haute et très noble dame de Lorraine, Marguerite, moi, Nicolas de Tillon, je t’ordonne de remettre sur-le-champ en liberté le puissant duc Ferri, troisième de son nom, qui est mon maître et le tien, et que tu retiens prisonnier par trahison et félonie. Et si, pour ton malheur, tu tardais à exécuter cet ordre, ton château serait immédiatement rasé, toi et tes gens passés au fil de l’épée.
Une immense clameur salua la fin de ce discours. Toute l’armée lorraine poussait son cri de guerre.
Le sire des Armoises comprit, la rage au cœur, que la partie était trop forte pour lui. Jamais il ne pourrait résister aux puissantes machines de guerre que les soldats manœuvraient sous les murs de son château.
Il fit donc baisser le pont-levis.
Les soldats du sire de Tillon se précipitèrent aussitôt et ils eurent vite fait de tirer le malheureux duc de son cachot.
Celui-ci, pleurant de joie, retrouva sa courageuse épouse, qui avait tenu à venir personnellement avec l’armée, et, sous les acclamations enthousiastes de tous ses soldats, il l’embrassa longuement.
Puis, ce fut le retour triomphal jusqu’à Nancy.
Mais une fois les premiers moments d’effusion passés, Ferri III dit aux gens de sa suite :
— Où est donc Jean, le couvreur, celui qui a porté la bonne nouvelle ? Qu’on aille me le chercher bien vite.
Peu de temps après, l’ouvrier arriva au palais, rouge de confusion, mais aussi de fierté.
— Ah ! voici notre ami Jean, le couvreur, dit le duc en l’apercevant. Viens ici, mon ami.
Puis, se tournant vers l’assistance, il ajouta d’un ton solennel :
— Messieurs, voici l’artisan de ma libération. Il a nom Jean, le couvreur. Désormais, il s’appellera Jean du Hautoy, puisque c’est du haut du toit qu’il m’a apporté la liberté. Messire Jean du Hautoy, embrassez votre duc. Et je vous donne en fief la moitié des biens du sire des Armoises.
Tous les gentilshommes présents approuvèrent chaleureusement cette juste récompense, puis, pendant une semaine, Nancy et tout le duché de Lorraine furent en liesse pour fêter le retour de leur duc bien-aimé.