Puisque Dieu a permis au démon de tenter Job en détruisant tous ses biens, on peut croire que quelques démons aient obtenu, dans des occasions et pour des fins qui nous sont cachées, le pouvoir de faire aussi des dégâts parmi les chrétiens; ces présomptions expliqueront le fait qui va suivre : histoire pour nos pères, poésie pour plusieurs de nos contemporains.
« Un jour, dit Flodoard (historien né à Épernay en 894, et qui a écrit l'histoire de l'église de Reims), un jour, saint Remi, archevêque de Reims, était absorbé en prière dans une église de sa ville chérie. Il remerciait Dieu d'avoir pu soustraire aux ruses du démon les plus belles âmes de son diocèse, lorsqu'on vint lui annoncer que toute la ville était en feu. Alors la brebis devint lion, la colère monta au visage du saint, qui frappa du pied les dalles de l'église avec une énergie terrible, et s'écria : « Satan, » je te reconnais; je n'en ai donc pas encore fini avec ta méchanceté! »
On montre encore aujourd'hui, – encastrée dans les pierres du portail occidental de Saint-Remi de Reims, la pierre où sont très visiblement empreintes les traces du pied irrité de Saint-Remi. Le saint s'arma de sa crosse et de sa chape, comme un guerrier de son épée et de sa cuirasse, et vola à la rencontre de l'ennemi. A peine eut-il fait quelques pas qu'il aperçut des gerbes de flammes qui dévoraient, avec une furie que rien n'arrêtait, les maisons de bois dont la ville était bâtie et les toits de chaume dont ces maisons étaient couvertes. A la vue du saint, l'incendie sembla pâlir et diminuer. Remi, qui connaissait l'ennemi auquel il avait affaire, fit un signe de croix, et l'incendie recula.
A mesure que le saint avançait en faisant des signes de croix, l'incendie lâchait prise et fuyait, comme fasciné devant la puissance de l'évêque; on aurait dit un être intelligent et qui comprenait sa faiblesse. Quelquefois il se roidissait, il reprenait courage; il cherchait à cerner le saint dans une enveloppe de feu, à l'aveugler, à le réduire en cendres. Mais toujours un redoutable signe de croix parait les attaques et arrêtait les ruses.
Forcé de reculer ainsi, de lâcher successivement toutes les maisons qu'il avait entamées, l'incendie vint s'abattre aux pieds de l'évêque, comme un animal dompté; il se laissa prendre et conduire, à la volonté du saint, hors de la ville, dans les fossés qui fortifient encore Reims. Là, Remi ouvrit une porte qui donnait dans un souterrain; il y précipita les flammes, comme on jette dans un gouffre un malfaiteur, et fit murer la porte.
Sous peine d'anathème, sous peine de la ruine du corps et de la mort de l'âme, il défendit d'ouvrir à jamais cette porte. Un imprudent, un curieux, un sceptique peut-être, voulut braver la défense et entrouvrir le gouffre; mais il en sortit des tourbillons de flamme qui le dévorèrent et rentrèrent ensuite d'elles-mêmes dans le trou où la volonté toujours vivante du saint les tenait enchaînées....
« Voilà bien le démon de l'incendie; voilà bien, comme le fait remarquer M. Guizot, dans la préface de Flodoard, qu'il a traduit, une bataille épique, aussi belle que la bataille d'Achille contre le Xante : le fleuve est un demi-dieu, l'incendie est un démon. C'est aussi beau que dans Homère.
C'est que les légendaires, en dépit du mépris que les écrivains froids des derniers siècles s'efforçaient de leur témoigner, étaient des poètes et des croyants; ils représentaient souvent par l'allégorie les dernières luttes du paganisme grossier contre le christianisme naissant; ils révéraient l'espèce humaine; ils se refusaient à croire que des âmes sorties de la main de Dieu pussent concevoir de mauvaises actions; ils attribuaient à Satan tout le mal et tous les crimes.