C'était en 1620. Trois Fribourgeois, originaires de la Broye, se rendaient en Terre Sainte. Pèlerins inoffensifs, ils pensaient ne rencontrer sur leur chemin ni piège ni obstacle. Tout à coup, sur les frontières de la Turquie, ils sont arrêtés comme de vulgaires vagabonds. Peu versés dans la langue du pays, incapables d'expliquer leur présence dans cette région lointaine, ils sont brutalement conduits devant le tribunal du pacha.
Dans leur pays, ils avaient souvent entendu parler des pachas musulmans. L'idée qu'ils en concevaient n'était pas de nature à les rassurer. « Ces sortes de préfets, pensaient-ils, sont aussi capricieux que soupçonneux, aussi laids que cruels. Si nous avons le malheur de lui déplaire, à celui-ci, nous sommes perdus. En vain nous lui dirons que nous sommes de Léchelles, de Carignan ou de Bollion, il ne voudra pas le croire et il ne verra en nous que des espions. »
Voilà les sombres réflexions que nos compatriotes se communiquaient quand parut enfin à leurs yeux le redouté personnage. A cette vue, dans une circonstance moins critique, ils eussent éclaté de rire. Jamais, pas même aux grandes mascarades à Estavayer, ils n'avaient aperçu un semblable géant aussi ridiculement costumé. Décidément, Mahomet devait s'amuser en le considérant du haut de son ciel ensanglanté. Un turban sous lequel s'abritaient la chevelure et le front, deux gros yeux qui semblaient se regarder l'un l'autre, une barbe énorme, espèce de forêt vierge, qui retombait sur la poitrine, une volumineuse robe de chambre dans lequel se perdait un corps maigre comme une perche, une queue qui poursuivait son maître ou qu'un valet soulevait machinalement, telle fut la vision burlesque qui faillit faire oublier à nos Fribourgeois la gravité de l'heure présente.
Pendant que le pacha examinait attentivement les passeports qu'on lui avait remis, nos hommes engagèrent une conversation en patois de leur village.
– Quemin lé pouta, schta pertze!
– Y fudré la plianté ou curti por épovintâ lé corbé!
– Vo gi réjon, dit le troisième, i glé ache pou qué lé cajon ou martchi dé Payerna.
– Né pa veré! hurla le pacha. Chu ache bi tié vo!!
Le tonnerre tombant soudain au milieu de cette salle d'audience n'eût pas produit sur nos voyageurs une émotion plus tragique que ces paroles foudroyantes. Instinctivement, sans se regarder, sans articuler un mot d'excuse, ils tombent tous trois la face contre terre, croyant toucher à leur dernier quart d'heure et n'attendant plus que leur arrêt de mort. Quand, après un moment de silence, de vrai silence de tombeau, quand le pacha leur dit sur un ton affectueux : « Relevez-vous, mes amis !» ils étaient persuadés d'être trompés par leurs oreilles mêmes et d'être les victimes d'une illusion.
Pourtant le mystère fut bientôt compris.
Le terrible fonctionnaire les fit asseoir et leur raconta son histoire. Né à Léchelles, il s'appelait Cagniard. L'amour des voyages l'avait éloigné de sa patrie, et, le sort le favorisant, il était devenu pacha au lendemain de son apostasie, car il avait dû renoncer à l'étendard du Christ pour s'enrôler sous les drapeaux de Mahomet. A cette nouvelle, les trois pèlerins eurent un frisson, mais surmontant cette pénible impression, ils continuèrent à causer des affaires de Suisse, du canton, de la Broye, du village natal et surtout des parents, amis et connaissances. Quand Cagniard apprit que son père et sa mère étaient encore vivants, il pria les Fribourgeois de revenir dans son palais à leur retour de Jérusalem. Le jour suivant, il les congédia non pas comme des espions, mais comme des intimes.
Quelques semaines plus tard, nos quatre concitoyens se retrouvent ensemble. Le pacha se montre généreux. Il offre une libérale hospitalité à ses visiteurs et les accable de cadeaux précieux et d'une forte somme d'argent pour sa famille.
Rentrés en Suisse, les trois pèlerins s'empressent de se présenter chez les parents du pacha. Leur récit fut long, détaillé, minutieux. Le vieux père et la vieille mère versèrent d'abord des larmes de joie en découvrant que leur fils se portait bien et qu'il était heureux, mais quand on leur dit qu'il avait changé de religion, qu'il n'était plus chrétien, mais musulman, alors des larmes de désolation coulèrent de leurs paupières fatiguées. « Mieux vaudrait pour lui être mort qu'apostat! Non, nous ne le reconnaissons plus pour notre enfant. »
Cette énergique déclaration n'était pas un vain mot. Les deux vieillards refusèrent tous les présents qu'on leur apportait de si loin et ne voulurent pas même lire la lettre tracée par une main impie. Mais alors que faire de la bourse remplie d'or? Le cas, non prévu par le code, fut soumis à la sagesse des magistrats. Il fut décidé que, pour sanctifier cette valeur d'origine suspecte, on l'affecterait au service de l'église de Saint-Nicolas. C'est alors, dit-on, que furent commandés et c'est ainsi que furent payés six chandeliers en cuivre, plus massifs qu'élégants, plus remarqués que remarquables. Quatre d'entre eux. se voient encore dans le chœur de la Collégiale. Où sont les deux autres? L'opinion publique l'ignore. Ils sont conservés, prétendent quelques malins, dans la salle capitulaire. En trois circonstances solennelles, ils sont là très utiles pour illuminer les chanoines c'est quand ils doivent délibérer ou pour nommer un curé ou pour réparer un presbytère ou pour déléguer à Rome l'un des vénérables à l'occasion du sacre d'un évêque.