La légende de la fontaine de la Samaritaine de Fribourg [Fribourg / La Sarine / Suisse]

Publié le 31 mai 2025 Thématiques: Chasse fantastique , Construction , Diable , Diable défait , Eau bénite , Fontaine , Ouvrier , Prière ,

Fontaine de la Samaritaine
Fontaine de la Samaritaine. Source Norbert Aepli, Switzerland, CC BY 2.5 <https://creativecommons.org/licenses/by/2.5>, via Wikimedia Commons
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Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Fontaine de la Samaritaine / Fribourg / La Sarine / Suisse

Dans ses Pèlerinages de Suisse, Louis Veuillot félicite Fribourg d'avoir attaché « quelque bon souvenir et quelque salutaire leçon à la plupart des monuments consacrés à l'utilité publique. »

Ce qu'il ne dit pas, ce qu'il ignorait sans doute, c'est que le démon vit de mauvais œil ce genre nouveau de prédication populaire. Comme jadis une force céleste empêcha Jérusalem de renaître de ses ruines, ainsi une force infernale faillit priver Fribourg de plus d'un chef-d'œuvre d'architecture. En voici un exemple frappant.

Nous sommes en 1546. Les magistrats de notre ville, alors déjà soucieux du bien-être de leurs administrés, jugent à propos de les abreuver des eaux les plus limpides et les plus abondantes. C'est à cette date, en effet, que furent établies la plupart de nos fontaines. L'une d'entre elles, celle de la Samaritaine, en l'Auge, ne sortit qu'avec peine des entrailles de la terre.

Pierre Payer, selon la légende, dirige l'entreprise. Ses employés sont à l'ouvrage, modérés et paisibles, car notre cité les a formés. La pioche frappe, frappe avec lenteur le sol durci par tant de siècles; la pelle écarte les matières désagrégées; les tombereaux les transportent plus loin jusque sur les rives de la Sarine. Tout le quartier résonne des coups répétés des ouvriers; déjà les fondations avancent, étendues et profondes, car là doit s'élever un bassin monumental; déjà marchands de vin et laitiers se réjouissent, heureux d'avoir à proximité une source à jamais intarissable.

Mais soudain quelle apparition vient interrompre les travaux et consterner les mancuvres? Un cri a retenti, cri formidable qui a fait tressaillir les habitants et que vingt échos ont redit au loin, jusque dans les sombres cavernes du Gotteron. C'est plus qu'un cri, c'est un concert terrifiant, c'est un sabbat affreux de sifflements, de lamentations et de hurlements!

Hommes, fuyez, fuyez! Ne voyez-vous point le monstre qui vous poursuit et vous menace ? C'est un chasseur aussi agile que vaillant, de noir tout habillé, à la figure horrible et grimaçante. D'un bond, il s'est élancé de l'ancienne auberge du Chasseur, son repaire de prédilection; d'un bond, il s'est précipité le long des rampes du Stalden; d'un bond, il s'est trouvé debout auprès de la fontaine inachevée !

Hommes, fuyez, fuyez! Car le chasseur noir n'est pas seul. Une meute l'accompagne, poussant des aboyements de rage, montrant des dents prêtes à tout déchirer et une gueule prête à tout dévorer! Comptez, si vous pouvez ce sont douze chiens noirs et un vert! Oui, ils sont treize, treize, nombre fatidique qui reviendra plus d'une fois dans l'histoire de Fribourg.

A cette vue, les ouvriers s'enfuient ; ils n'osent pas même se retourner, croyant à chaque instant sentir les crocs bien aiguisés pénétrer dans leurs chairs. En un clin d'œil, la place est déblayée, les instruments des terrassiers sont projetés au loin et les matériaux dispersés à tous les vents du ciel. Puis, quand cet exploit fut accompli, en moins de minutes qu'il n'en faut pour le raconter, le chasseur infernal et sa suite mystérieuse se sont enfoncés dans le sol, là même où les fondations étaient commencées. Longtemps encore, au même endroit, on a respiré une odeur de souffre et les femmes n'ont passé auprès qu'en se signant trois fois.

Cependant Pierre Payer ne voulut point capituler; il y allait de sa fortune et de son honneur. Par mille promesses et mille encouragements, il réussit à embaucher une nouvelle escouade d'ouvriers, car les premiers ne se remirent jamais de leur terreur. A l'heure fixée, dix braves, recrutés dans la ville même, reprennent l'œuvre interrompue. Plusieurs semaines s'écoulent sans incident, et déjà les travaux touchent à leur terme. On oublie bientôt l'étrange apparition ou bien on cesse d'y croire. Mais voici un jour de sinistre augure, le vendredi des Quatre-Temps de septembre. « Courageux ouvriers, dit Payer, afin de tout achever sans retard, travaillez jeudi soir autant que vos bras vous le permettront. La fraîcheur de la nuit et l'éclat de la pleine lune vous faciliteront votre tâche... Vous n'aurez pas à vous en repentir au moment du payement. »

L'ordre s'exécute. Depuis longtemps, les ténèbres enveloppent la cité des Zæhringen; depuis longtemps, bourgeois et habitants goûtent les douceurs d'un lourd sommeil. Seuls quelques pionniers infatigables poursuivent leur besogne autour de la fontaine de la Samaritaine. Bientôt ils dressent sur son piédestal la statue que tant de générations regarderont ensuite avec une béate curiosité. Soudain, au coup de minuit, une commotion terrible les secoua, A l'instant même, ils virent s'élancer vers eux un être gigantesque, noir des pieds à la tête, entouré d'une douzaine de chiens enragés. C'était le chasseur noir avec sa meute dévorante. Sauve qui peut! sauve qui peut! Tel fut le cri humain qui retentit et qui se mêla étrangement aux aboiements des treize bêtes féroces. Subitement fut poussée cette clameur, plus subitement encore tous nos héros disparurent, ceux-ci dans les maisons voisines, ceux-là dans les ruelles les plus sombres, chacun dans la direction où la peur lui montrait le salut. Une fois encore, le fantôme et son cortège dispersèrent au loin pierres et instruments et s'engloutirent dans le large, trou si laborieusement creusé et qui correspondait sans doute au fameux souterrain qui, des rochers de la Sarine, se prolongeait jusqu'à l'ancien hôtel du Chasseur.

Tout autre que Payer eût désespéré de l'avenir et renoncé à abreuver d'eau les citoyens de l'Auge. Mais il se souvint de sa convention avec Leurs Excellences et il voulut faire honneur à ses engagements. Tout à coup bien inspiré, il finit par où il aurait dû commencer : il s'adressa aux anciennes paroisses rurales, il recruta quelques vigoureux campagnards, il les conduisit sur le théâtre fatal, puis, avant de reprendre les travaux, il fit bénir par le Prieur des Augustins la place, les outils, la statue et les matériaux. Un plein succès couronna sa persévérance. Depuis trois siècles et demi, tout le quartier peut aisément se désaltérer. Pendant ce temps, que de cœurs ont béni le vaillant entrepreneur ! que de voix ont chanté ses louanges! Seuls quelques gars au gosier sec et en pente dédaignent la Samaritaine de Payer et lui préfèrent la brasserie de même nom.


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