La légende du Tilleul de Fribourg [Fribourg / La Sarine / Suisse]

Publié le 3 juin 2025 Thématiques: Amour , Arbre , Combat , Donner la main de sa fille , Guerre , Jeune fille , Mort , Noblesse , Origine , Rentrer dans les ordres , Victoire ,

Tilleul de la bataille de Morat
Tilleul de la bataille de Morat. Source GRHF - Groupe Recherches Historiques Fribourg
ajouter aux favoris Ajouter une alerte en cas de modification augmenter la taille du texte reduire la taille du texte
Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Tilleul de Fribourg (disparu) / Fribourg / La Sarine / Suisse

C'était le 15 avril 1476. Le sire Nicolas de Mackenberg célébrait une étrange fête dans sa résidence de Fribourg, près de l'Hôtel-deVille. Huit seigneurs étaient assis à la même table. Egalement recommandables par leur noblesse, leur fortune et leurs qualités, ils prétendaient tous à la main de la fille du chevalier, la jeune et pieuse Béatrice. Celle-ci avait réservé une place auprès de cette brillante société à son ami d'enfance, le brave Rodolphe Wydegg, fidèle domestique du château. Nul ne saurait redire l'émotion de tous ces cœurs, car l'heure était solennelle et tout un avenir devait en dépendre.

Vers la fin du repas, l'austère vieillard, auparavant presque silencieux, parla longuement des dangers qui menaçaient le pays. Une autre journée de Grandson, en effet, approchait et verrait peut-être les ruines des libertés helvétiques. A mesure qu'il causait, son langage s'animait, devenait plus éloquent et remuait plus profondément tous ces fils de la jeune Suisse. C'était comme le testament de son patriotisme. Quand tous les auditeurs eurent juré de courir aux armes et de ne point songer à leurs amours avant d'avoir triomphé du téméraire Bourguignon, Mackenberg continua :

– Vous le savez, je vous aime et je vous estime tous au même degré; à chacun de vous je confierai tranquille le destin de ma fille adorée. Allez tous au combat: le plus vaillant sur le champ de bataille sera le préféré dans ma maison...
– Et si le plus brave meurt, interrompit timidement Béatrice, m'accorderez-vous la liberté de la veuve ?
– Oui, liberté pour vous et gloire pour lui! Puis les convives se retirèrent, tous enflammés d'un noble enthousiasme et prêts à affronter tous les périls pour s'assurer la conquête la plus chère à leur cœur.

Quelques semaines plus tard, une petite troupe sortait de Fribourg pour rejoindre Boubenberg à Morat. Arrivés au sommet du monticule qui domine le Palatinat, tous se retournèrent une fois vers la cité pour saluer la foule qui les avait accompagnés de ses vœux et de ses acclamations. L'écuyer Rodolphe distingua dans la multitude la fidèle Béatrice et la vit agiter une branche de tilleul, témoignage d'un chaleureux : Au revoir! Vite il comprima les battements de son cœur, et, s'adressant à ses compagnons, il leur dit: Entonnons un chant de guerre, et en avant!

A Morat, il se distingua parmi les héros qui défendirent la place pendant douze jours. Le 22 juin se leva enfin. Rodolphe combattit auprès de Jean de Hallwyl. Il fut digne de cette grande journée qui sauva notre indépendance. Tels furent aussi les huit seigneurs que nous avons rencontrés chez Mackenberg. Chacun pensait à Béatrice et chacun accomplit des prodiges de valeur.

Quand la déroute de l'ennemi fut complète, quand le carnage commença à s'exercer parmi les fuyards, Rodolphe regarda vers Fribourg et tressaillit. Du sang, partout du sang sur son brillant uniforme! Il avait tué beaucoup d'adversaires, mais il était blessé lui-même.

Sa poitrine souffrait d'une plaie béante. La prudence lui conseillait de se faire soigner aussitôt, l'amour lui commanda de partir à l'instant.

Il partit en chancelant. Peu à peu, la fièvre rendit de l'assurance à sa marche et ses douleurs s'endormirent. Il pressa le pas, il courut. Une idée le transportait : il fallait arriver le premier! Le premier, il voulait annoncer à Fribourg victoire et salut! Le premier, il voulait rappeler à Béatrice sa promesse sacrée. Il fit taire toutes les autres considérations. Déjà il voyait les larmes de joie que soulèverait la bonne nouvelle. Déjà il voyait les larmes de bonheur répandues sur toutes les figures. Déjà il recevait, avant tout autre, les félicitations de Béatrice. Il bondissait donc sous l'aiguillon de pareils rêves, une force supérieure le transportait à travers l'espace, lui cachant toute fatigue, l'aveuglant sur tout péril.

– J'arriverai! j'arriverai! se disait-il souvent pour s'encourager.

Enfin il entra dans Fribourg. La ville était morne et déserte. Vieillards, femmes et enfants priaient dans les églises le Dieu des batailles et nul ne savait encore l'issue de la journée.

Cependant un citoyen rencontre Rodolphe. Il le voit couvert de sang et de poussière, la figure abattue et les vêtements en lambeaux. Le soupçonnant porteur d'un sinistre message, il n'ose l'interroger. Il avertit la foule qui gémit au pied des autels. On accourt, toute la ville se réveille, on rejoint Rodolphe au moment où il débouche sur la place, sous les fenêtres de la demeure de Mackenberg.

L'infortuné lève les yeux, il entrevoit le vieillard et sa fille, et ressuscitant par l'énergie de la volonté ses forces défaillantes, il crie d'une voix vibrante: Victoire ! Victoire ! pendant que sa main agite fiévreusement une branche qu'il avait détachée du tilleul de Morat, témoin, le matin, de la prière des Suisses.

Ce suprême effort fut le dernier. Il tombe sous les regards de la multitude compatissante.

En présence de cette scène tragique, Mackenberg a embrassé sa fille en lui disant : – Voilà ton époux !

Joie et terreur traversent à la fois l'âme de Béatrice. De son balcon, elle a tout vu et tout compris. Elle accourt alarmée, fend la foule respectueuse et parvient enfin auprès du héros agonisant. Nulle plume ne saurait dépeindre son agonie. Rodolphe la reconnaît à travers les visions de la mort, sa main tremblante lui offre la branche de tilleul, ses lèvres remuent convulsivement, Béatrice se penche vers son fiancé et peut encore saisir ces mots Patrie !... Amour !... Au ciel ! Ce furent ses dernières paroles, ce fut son dernier adieu.

Béatrice était veuve avant d'être épouse.

Digne de ce martyr du patriotisme, elle s'inclina une seconde fois, baisa respectueusement au front son bien-aimé, ouvrit cette main droite que le trépas venait de fermer, enleva pieusement le rameau et le montra au peuple comme une relique sacrée.

La foule émue comprit. Une bêche fut apportée, on creusa à l'endroit même où le brave était tombé, on y planta la branche vénérée, encore humide du sang versé pour la patrie.

Le sol fut une terre féconde : le rameau est devenu le vaste tilleul que quatre siècles ont admiré.

Quant à Mackenberg et à sa fille, ils ont vite disparu de la scène du monde. Le vieillard a pu voir l'entrée de Fribourg dans la Confédération; son vœu le plus cher était exaucé et il est descendu dans le tombeau de ses pères. Pour Béatrice, tout était mort, puisque Rodolphe n'était plus; elle s'enferma donc dans une cellule de la Maigrauge, insensible à toute sollicitation, parce que le tendre vase de son cœur était brisé à jamais.


Partager cet article sur :