Fribourg n'existait pas encore et le château des ducs de Zæhringen, grande masse noire, flanquée d'une grosse tour ceinte de fossés et d'un pont-levis, était la seule habitation en pierre qu'on trouvât dans la contrée sauvage de l'Uechtland. Quelques chaumières de pêcheurs, de charbonniers, de bûcherons étaient clairsemées çà et là sur les rives de la Sarine couvertes de broussailles.
Berthold IV s'en alla un jour à la chasse dans les joux noires qui séparent Tavel et Dirlaret. Au retour, il fut surpris à la fois par la nuit et par un violent orage et se trouva tout à coup éloigné des hommes de sa suite. Harassé de fatigue, il alla frapper à la maison d'un charbonnier où brillait une faible lumière. Aussi hospitalier que pauvre, le maître du logis ouvrit sa porte à l'étranger sans crainte des brigands, et lui offrit un escabeau près du foyer, une part au souper composé de pain et de fromage et un coin pour se reposer dans l'unique chambre de la cabane. Le brave homme, sans doute, ne reconnut point le duc de Zæhringen qui, pour courir le renard ou le loup, n'avait pas endossé sa bonne cuirasse, ni son manteau en fourré d'hermine, ni son chapeau à plumet, ni son pourpoint de cour, avec le collier d'or. De son côté, le duc ne jugea point à propos de révéler son nom et sa qualité. Il se chauffa tranquillement, parla du mauvais temps, mangea comme son hôte, et, quand on lui eut montré sa couche improvisée, il s'y jeta sans rien regarder, et tout habillé, tel qu'un voyageur content de dormir et habitué à l'oreiller des camps. Bientôt autour de lui charbonnier, charbonnière et petits charbonniers se mirent à ronfler. Pourquoi hésiter d'en faire autant ?
Le lendemain, quand il ouvrit les yeux, tous ses compagnons de chambre avaient disparu. A travers la fenêtre en papier, il vit le soleil montant déjà à l'horizon. Il sortit de la hutte. Le ciel était serein, les arbres et les prés verdoyaient, les mésanges et les hirondelles chantaient. La Sarine, si torrentueuse la veille, murmurait presque comme un ruisseau. En levant les yeux, Berchtold put apercevoir son manoir dont la tour gigantesque reflétait vivement les rayons de l'astre du jour. Le rocher qui portait le château et où s'alignent aujourd'hui les maisons de la Grand'Rue, brillait d'un éclat extraordinaire par la réverbération de la lumière sur le taillis qui en couronnait la crète. La beauté et la fraîcheur de la matinée, le repos dont il venait de jouir, le spectacle en même temps grandiose et gracieux qui se déroulait à son regard, tout éveilla dans l'esprit du prince les pensées les plus généreuses et les plus riantes. Depuis longtemps il méditait la fondation d'une ville qui calmerait la fougue des cent barons remuants de la Bourgogne, mais il ne savait pas quel emplacement choisir. En ce moment, pendant qu'il contemplait avec enthousiasme ce paysage, il eut une ravissante inspiration. « Pourquoi, s'écria-t-il, pourquoi ne pas construire ma cité sur le rocher qui porte mon manoir? Par Saladin ! je ne la bâtirai pas ailleurs! Là j'aurai des bourgeois libres et toujours armés. Je leur octroierai une charte comme il convient pour une ville-franche. Je leur donnerai une bannière, des armoiries, mais quelles couleurs adopter? »
Berchtold réfléchit, puis, faisant un mouvement, il jeta involontairement les yeux sur son costume qu'il n'avait pas encore honoré de son attention. A cette vue, il poussa un cri de surprise, en admirant son pourpoint et son haut-de-chausses tout noirs, tout couverts de suie d'un côté, et tout blancs, tout enfarinés de l'autre. Il retourne auprès de sa couche. Le mystère est expliqué. Son hôte n'avait rien trouvé de mieux pour composer le lit de l'étranger que d'arranger deux sacs de charbon et de les recouvrir d'un sac à farine. Le côté que le duc avait appuyé sur le tendre matelas de charbon était noir, l'autre côté qui avait légèrement effleuré la couverture à farine s'était naturellement revêtu d'une couche blanche.
« Par Saladin ! s'écria le prince en présence de toute la famille qui l'avait accueilli, par Saladin! Fribourg, ma franche-ville, n'aura pas d'autres couleurs que celles du lit du charbonnier! »