La légende des origine de Fribourg [Fribourg / La Sarine / Suisse]

Publié le 2 juillet 2025 Thématiques: Croix , Diable , Diable défait , Diable financier , Noblesse , Origine , Origine d'une ville , Pacte avec le Diable , Prêtre | Curé , Ville ,

Hotel de ville de Fribourg
Hotel de ville de Fribourg. Source Norbert Aepli, Switzerland, CC BY 3.0 <https://creativecommons.org/licenses/by/3.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Genoud, J. / Légendes fribourgeoises (1892) (5 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Hotel de ville de Fribourg / Fribourg / La Sarine / Suisse

Dans l'antique Allemagne, en paix vivait naguère,
Un seigneur, puissant comte, et duc héréditaire.
Il avait de grands biens, une ville, un château
Qu'il avait fait construire au pays de Brisgau,
Et menait belle vie à sa cour en démence,
Ce n'était que festins, jours de fêtes et danse;
Chez lui venaient en foule et comtes et barons,
Ménestrels, gais luthiers, chevaliers à fleurons,
Troubadours enchanteurs, agréables trouvères,
Joyeux enfants, les uns du Nord aux cieux sévères,
Les autres du Midi, de la France ou d'ailleurs.
Ce seigneur était jeune, et ses bouffons railleurs
Lui répétaient: Il faut, pour que jeunesse passe,
Boire, rire et chanter avant qu'on ne trépasse.
Dans la joie et le vin qui coulait à longs flots,
Tous ces gais compagnons, n'étant pas des dévots,
De leur âme et de Dieu ne s'inquiétaient guère,
Et noyaient leurs soucis dans le creux de leur verre.

I

Or, un jour, Zahringen, c'était ce haut seigneur,
Se trouva sans argent. Alors, dans sa fureur,
Brisant sa coupe d'or sur le pavé de marbre :
« Par Belzebuth! dit-il, qu'on me pende à cet arbre,
« Si je puis vivre ainsi. »
Mais, voilà que soudain,
Sur le seuil de la porte aux gonds forgés d'airain,
Paraît comme un soleil, dans le fond de la salle,
Un superbe inconnu mis à l'orientale :
Drapé majestueux dans sa robe d'émir,
Ruisselant d'or pur, de rubis, de saphir,
Il s'avance traînant son lourd manteau d'hermine,
Qu'un diamant poli de ses feux illumine.
Le long turban de soie, et le croissant doré,
Et la ceinture blanche au rebord azuré,
Et le sabre du Turc, à lame de Syrie,
Au fourreau de métal, orné de pierrerie,
Et deux poignards d'acier incrustés en argent
Complètent son costume à chaque pas changeant.
Le duc est ébloui d'une telle richesse;
Ce spectacle lui plaît, ce luxe le caresse.
Est-ce un rêve ?... Mais non. Le prince oriental
En souriant lui dit sur un ton amical:
– « Duc, tu n'as plus d'argent. Voici : Je t'en apporte !
« Tiens. Prends! »
Et tandis que se referme la porte,
Il jette sur la table, ébranlée à ce choc,
Un monceau d'or énorme et ne formant qu'un bloc.
Puis il ajoute :
« Duc, dans cent ans, l'échéance!
Alors je reviendrai pour te donner quittance!
Souviens-toi de ce jour. »
Il dit, et même avant
Que Zæhringen ému, fasciné, tout tremblant
Eût pu lui demander le nom de sa Hautesse,
Il avait disparu.....
Cependant, en liesse, Le duc d'un œil brillant contemple son trésor,
D'une fébrile main montrant le monceau d'or:
« Hola! dit-il, amis! nous pourrons encor rire!
« Or aujourd'hui fêtons le gentil et beau Sire
« Qui vient de nous quitter et nous rend joyeux!
« A plus tard les soucis! nous ne sommes pas vieux! »

II

Cent ans se sont passés. Dans la fameuse salle,
Un sombre chevalier à la figure pâle,
Portant habit de fer se promène rêveur.
Il songe un noir nuage obscurcit son bonheur :
Car au temps d'autrefois, son oncle à barbe blanche,
Le duc de Zæhringen, par un soir de dimanche,
L'invita dans sa chambre et lui dit :
« Mon neveu,
« Je dois avant ma fin te faire un triste aveu.
« Jeune encor tu souris, mais moi la mort m'appelle.
« J'entends déjà plus près le bruit que fait son aile.
« Je ne me trompe point: elle est là sur le seuil,
« Car hélas ! je suis mûr pour entrer au cercueil.
« Auparavant écoute: Un jour, j'avais ton âge,
« Comme l'argent manquait, je jurai dans la rage
« Par Belzebuth! Alors, un seigneur inconnu
Et nul encor ne sait ce qu'il est devenu,
« Me prêta beaucoup d'or et s'en alla sans dire
« Autres mots que ceci :
« Tu te souviendras, Sire,
« De l'échéance! Donc, je viendrai dans cent ans! »
« Et depuis lors j'ai vu soixante et dix printemps,
« Et quand il reviendra, je serai dans la tombe! »
Le lendemain, à l'heure où l'astre du jour tombe,
Duc Zahringen mourut. Et depuis ce temps-là
Plus de joie au château; le plaisir s'envola.

Or, le neveu du duc songe à ce qu'il va faire
Pour solder, comme il doit, la dette centenaire,
Car l'argent manque encor: l'inconnu peut venir.
Mais grâce au chapelain, redoutant l'avenir,
Il s'est fait entourer de croix et d'amulettes,
Puis il a fait prier de saints anachorètes.

Tout à coup il s'arrête, et l'effroi l'envahit.
Il est comme muet; sa force le trahit :
Tremblant, les yeux hagards, fou de terreur et blême,
Entendant par derrière un horrible blasphème,
Il se retourne, il voit... reconnaît Lucifer,
Satan lui-même, noir, et sorti de l'enfer,
Qui ricane, et sinistre, étincelle dans l'ombre
D'une étrange clarté, comme une flamme sombre.

– « Ou ton âme, ou mon or! » rugit l'affreux démon,
D'une voix sarcastique à donner le frisson,
Et s'approchant déjà, de sa griffe infernale.
Il va saisir le duc, que la frayeur fatale
A cloué sur le sol. Mais soudain, reculant,
Il hurle de douleur, et jette un cri perçant :
Il a vu près de lui la croix qui l'épouvante.
Zahringen a compris; la main encor tremblante,
Il tire son épée et sur ses pieds bondit.

Furieux, hors d'haleine, enragé, le Maudit,
Comme un affreux blessé dans les champs de la guerre,
Se tord vaincu, sanglant, écumant de colère,
Et le duc voit alors, dans l'épaisse vapeur
Qui l'entoure partout, un objet de stupeur,
Une bête sans nom, difforme, épouvantable,
Ouvrant avec effort sa gueule formidable
D'où sortent à la fois des cendres et du feu
Et le dard enflammé qui s'agite au milieu.
Son corps est monstrueux et recouvert d'écailles.
Il s'enfle et se désenfle, élargissant les mailles
Qui l'étreignent. Il a des griffes de dragon,
Des ailes de vautour, la tête d'un lion,
Et les yeux flamboyants comme deux rouges braises.
Ses entrailles de fer, indomptables fournaises,
Sans relâche et sans fin, crachent de verts éclairs,
Et son horrible haleine, empoisonnant les airs,
Vomit des flots ardents de souffre et de bitume.
Dans sa large mâchoire, une sanglante écume
Bout ainsi que la lave au sortir du volcan.

Et Zæhringen se rit des ruses de Satan.

Alors le monstre noir de ses funèbres ailes
Fait jaillir de son corps des flèches d'étincelles,
Et secouant sa masse, il s'élance soudain
Vers le vitrail ouvert qu'il franchit comme un daim.

III

Le duc le suit dehors. La pensée étourdie,
Il aperçoit la bête, énormément grandie,
S'abattre tout à coup sur les toits des maisons
Et sur son palais même et sur ses fiers blasons
Qu'elle arrache du roc, emportant dans ses serres
La moitié de la ville aux demeures de pierres.
Il appelle ses gens. Les chevaux sont sellés,
Ils sautent tous en croupe, et tous échevelés,
Sans retard, sans signal, sans penser à la route,
En se précipitant, comme dans la déroute,
Dévorent au galop sa trace qui reluit,

Et Satan monte, monte, et battant l'aile, fuit.

Dans le ciel il vole,
Tantôt caracole,
Tantôt lourdement
Sur les pieds se traîne
Comme dans la plaine
Un hideux serpent.
Ainsi que d'un gouffre,
Une odeur de souffre
De lui se répand.

Il court les campagnes,
Franchit les montagnes;
Tantôt dans les airs,
Ardentes nuées,
Pousse des huées,
Lance des éclairs.
Tantôt dans la tente,
Jette l'épouvante,
Passant les déserts,

Le duc et sa suite
Sont à sa poursuite
Sur leurs bruns chevaux,
Qui, coursiers agiles,
Traversent les villes,
Les profondes eaux,
Et les forêts sombres,
Toujours sans encombres,
Par monts et par vaux!

Mais Satan va toujours !... Hélas! que faut-il faire ?

Le duc enfin s'arrête auprès d'un solitaire
Qu'il rencontre en chemin. Et le moine lui dit :
Seigneur, il faut prier, pour vaincre le Maudit, »
Et se met en prière.
Or, en ce moment même,
Le ravisseur passait, d'une vitesse extrême,
Le val de la Sarine. Il est saisi de peur;
Eperdu, défaillant, il laisse, en sa frayeur,
Et maisons et palais retomber dans l'abîme :
Puis, ainsi qu'autrefois, au jour de son grand crime,
Il se sent terrassé par une main de fer:
Un gouffre à ses pieds s'ouvre il rentre en son enfer.
La terre se referme, et tout devient silence.

Et les maisons sont là, Fribourg à sa naissance!


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