La grange des Grandes-Chiettes, hameau de Denesières, est fameuse dans le pays par le séjour des Esprits servants.
Autrefois, ces êtres mystérieux qui aiment à rester inconnus des gens mêmes auxquels ils se dévouent, avaient pris la ferme des Grandes-Chiettes en singulière affection. Sans autres récompenses que quelques légères attentions de la part des filles du métayer, ils battaient en grange toute la nuit, vannaient et ensachaient le grain, nettoyaient l'étable et pansaient le bétail. Ils aidaient même la ménagère, de leurs mains invisibles, à préparer la nourriture de la famille. Ils entretenaient à l'houteau (le logis) l'ordre, l'arrangement et la propreté, pendant que leurs maîtres travaillaient au dehors. Tout allait à merveille.
Mais voilà qu'à la mort du granger tout changea de face dans la maison. On crut que l'âme du défunt, pour qui ses héritiers ne priaient point, avait donné aux esprits servants ordre de négliger leurs travaux. On battait toujours en grange, mais le rendement était toujours insuffisant. Les esprits servants furent accusés de voler du grain, et l'on pensa à se débarrasser de cette engeance. Un garçon décidé prit un soir un fusil chargé, avec lequel il s'embusqua dans un coin du fenil, pour guetter le moment où les esprits travailleurs s'y présenteraient. Vers minuit, la bande joyeuse fait invisiblement invasion dans la grange. Les uns montent sur les gerbiers et jettent le blé sur l'aire; les autres étendent les gerbes et s'arment de fléaux. Au moment où ils étaient en train de battre avec le plus d'ardeur, le garçon lâche au hasard son coup de fusil chargé de fonte. Aussitôt, tout bruit cesse; tous les servants s'échappent par les issues, et dès lors il ne fut plus question de batteurs nocturnes à la ferme des Grandes-Chiettes. Et depuis ce temps-là, on a remarqué d'une manière frappante que la grange a cessé de prospérer pour le métayer.