Parmi les enfants que Charlemagne avait eus de ses épouses, aucun n'avait su mieux captiver ses faveurs que sa fille cadette Emma. Ce qui la rendait surtout digne de la prédilection paternelle ce furent non seulement sa beauté distinguée et son éminent esprit, mais encore ses grâces enfantines et son caractère doux et séduisant. L'empereur, cherchant dans le cercle intime de sa famille, des distractions après les soucis incessants du Gouvernement, avait l'habitude de n'appeler cette enfant que du doux nom d'Imme (Abeille).
Le monarque réunissait presque tous les jours ses conseillers au palais d'Ingelheim pour y traiter les affaires de son grand empire. Il n'honorait de sa confiance que des hommes sages et éprouvés qui tous jouissaient de sa parfaite estime. Quelques uns d'entr'eux s'étaient acquis l'affection du prince au point qu'ils durent habiter avec lui le palais; compagnons et commensaux inséparables on pouvait les nommer à juste titre les amis de l'empereur. Ses amis toutefois, Charles ne les choisissait que parmi des gens avancés en âge auxquels il supposait, vu le calme des passions, des lumières plus épurées et un jugement plus sain et plus sévère dans les affaires d'état. Cependant l'empereur fit une seule exception en faveur d'un âge moins avancé. Le jeune Eginhard qui se distinguait par des connaissances et des talents extraordinaires fut de bonne heure non seulement admis au Conseil, mais élu secrétaire de l'empereur.
Elevé à la cour, Eginhard s'en était approprié le bon ton et les belles manières; les dames lui témoignaient une préférence marquée, et plus d'une d'entre elles cachait avec peine l'impression favorable qu'il lui avait laissée. Aucune cependant ne portait au jeune homme une affection plus vraie qu'Emma, la fille même de l'empereur. Le secrétaire et compagnon inséparable de son maître, passant quelquefois des journées entières auprès d'Emma, ne pouvait manquer de s'apercevoir bientôt que la noble vierge l'honorait d'une distinction toute particulière basée sur une inclination véritable. Comment le sensible Eginhard aurait-il pu rester indifférent après cette découverte, comment aurait-il pu, par la froideur, répondre à l'amour de la belle Emma? Il combattit d'abord avec force sa passion naissante se rappelant son devoir de fidélité envers son seigneur et empereur; mais ce fut l'empereur même qui rendit plus difficile au jeune homme le combat du devoir en le chargeant d'enseigner la musique à sa fille. Les deux amants étant dès lors plus souvent en présence l'un de l'autre, ne pouvaient manquer de se faire insensiblement des aveux réciproques. Le serment d'une fidélité éternelle vint enfin sceller l'alliance des deux cœurs.
Le voile du mystère couvrit pendant long temps leur tranquille bonheur que nul indiscret n'eut occasion d'épier ni de trahir. Non contents d'être ensemble pendant les heures de la journée, ils voulurent encore n'être pas séparés pendant la nuit. Eginhard finit par se glisser toutes les nuits de l'aile qu'il habitait au château dans l'appartement d’Emma où il passait auprès de sa bien-aimée les moments les plus délicieux.
Le printemps avait été le témoin de leurs premiers aveux, les belles nuits d'été s'étaient enfuies trop rapides pour les amants. A l'été succédèrent l'automne et les frimas de Novembre, et les amants fortunés furent aveuglés au point de se réjouir de l'approche des longues nuits obscures qui devaient allonger et embellir leur tendres rendez-vous.
Réuni dans sa retraite habituelle, le couple heureux avait passé en charmantes causeries une nuit d'hiver rigoureuse, et le sablier indiquait à Eginhard qu'il était plus que temps de rentrer chez lui. Son amante l'accompagna pour lui ouvrir doucement la porte de la cour et la refermer sur lui; mais qui dépeindra leur frayeur lorsqu'ils virent toute la cour couverte d'une couche de neige. Le pied d'Eginhard ne pouvait se hasarder sur ce léger duvet sans y laisser les traces accusatrices de ses pas; pour rien au monde il n'aurait voulu exposer la bonne réputation de sa bien-aimée, et encourir la colère du roi. Emma reprit courage la première, disant tout bas: „Je ne sais qu'un moyen de nous tirer d'embarras, mais il me parait infaillible. Mets-toi sur mes épaules, cher ami, je te porterai chez toi; on ne verra ainsi que les pas d'une femme et on n'aura aucun soupçon.“ „Belle ruse de femme!" dit Eginhard en souriant, „il est fâcheux que les forces te manquent pour l'accomplir,“ et craignant que la jeune fille ne succombât sous le fardeau, il refusa d'abord d'accepter la proposition. Cependant les instances d’Emma et l'impossibilité de la mettre, de toute autre manière, à l'abri du soupçon l'emportèrent bientôt sur les scrupules de sa tendresse, et il se laissa porter par Emma au delà de la cour jusques chez lui.
Hélas, le malheur voulut que cette expédition nocturne éclairée par la lune, fut découverte. Extraordinairement agité de soins et de soucis -- ainsi que cela doit souvent arriver au chef d'un vaste empire Charlemagne attendait vainement cette nuit-là le sommeil tant désiré. Inquiet comme il était, il se leva de sa couche, se rendit dans une chambre attenant à la sienne et où se trouvait un balcon donnant sur la cour. De là il vit passer une femme portant un homme par dessus la neige, et poussé par la curiosité il s'approcha du balcon. Quel fut son étonnement en reconnaissant Emma et Eginhard. Charlemagne eut grande peine à maîtriser les mouvements violents qui s'emparèrent de lui à cette vue, il se retira cependant dans sa chambre aussi inaperçu qu'il en était sorti.
Le lendemain, il convoqua son conseil. Eginhard aussi s'y était rendu. Le monarque soumit à leur délibération la question suivante: „Que mérite une fille royale qui, nuitamment et en cachette, a reçu chez elle son amant?" Les conseillers réfléchirent un instant, puis décidèrent qu'affaires d'amour réclamaient pardon. Charles n'y répliqua mot, mais demanda: „Et que mérite un simple gentilhomme qui entretient avec la fille de son roi des amours clandestines et qui se glisse la nuit auprès d'elle ?" Et les conseillers furent de nouveau unanimes à déclarer qu'il méritait l'indulgence, toutefois à l'exception du plus jeune d'entr'eux – et ce fut Eginhard qui était resté muet et pâle jusqu'à cet instant et qui dit d'une voix forte et énergique: „Il mérite la mort!" Surpris de cette dernière sentence, l'empereur s'approcha de lui et dit: „La mort serait peine trop sévère; mais l'exil convient à un criminel de cette espèce, ainsi qu'à la fille oublieuse de son devoir. Qu'elle vive dépouillée de son rang, loin des siens, sur une terre étrangère avec l'objet de sa passion.“
Les premiers rayons du soleil levant coloraient à peine le ciel, le lendemain de ce jour, que l'on vit deux pèlerins s'acheminer sur la route de Mayence. De là ils passèrent sur la rive opposée, puis abandonnant la grande route, ils s'enfoncèrent dans l'épaisseur de la forêt. Vers le soir, lorsque fatigués d'une course pénible, ils cherchaient un gîte pour la nuit, ils rencontrèrent une cabane de charbonnier dans laquelle ils furent reçus avec hospitalité. Le lendemain s'étant aventurés beaucoup plus loin, ils parvinrent à une clairière du bois d'où l'on jouissait d'une vue délicieuse. Ce point les charma tous deux. Une source jaillissait de la terre en cet endroit, et des prairies richement émaillées s'étendaient jusqu'aux rives d'un fleuve voisin. Les amants prirent là un moment de repos, là ils commencèrent à se délivrer de l'angoisse qui les avait tenus enchaînés depuis le moment de leur expulsion, enfin ils y revinrent tout-à-fait à eux-mêmes. Au milieu de leurs douloureuses expansions, ils s'accusèrent d'avoir mérité leur triste sort, et jurèrent de se faire oublier mutuellement l'amertume de leur destinée par un redoublement de tendresse. Ils résolurent de se fixer dans cette charmante vallée et de s'y bâtir une cabane. Des bergers de ces environs cédèrent à Eginhard des vaches, des brebis et tous les ustensiles nécessaires à un ménage rustique en échange de quelques bijoux qu'il avait pris avec lui. Il se construisit une cabane vaste et commode; l'amour assaisonnait leurs repas simples et ils ne regrettèrent aucune des splendeurs qui les avaient environnés à la cour. Six années s'écoulèrent aussi rapides dans cette retraite que ne l'eussent fait autant de mois, et leur bonheur fut encore augmenté par la naissance de deux fils qui venaient à merveille.
Charlemagne ressentait tous les jours davantage la perte de sa fille chérie; ses cheveux blanchissaient, ses joues se creusaient, et la tristesse de son regard disait assez qu'il n'était pas heureux. Il ne se plaisait plus dans le cercle de sa famille, alors même que les affaires de l'état ne réclamaient pas tout son temps; il s'éloignait de préférence de son château pour parcourir avec sa suite les forêts riches en gibier. La chasse convenait le mieux à la disposition de son esprit.
Un jour il entreprit une chasse lointaine dans les forêts de l'Odenwald. En poursuivant un superbe cerf il se perdit et s'aperçut trop tard qu'aucun de ses compagnons de chasse ne lui était resté. Il fit retentir son cor, mais aucune réponse ne se fit entendre; mécontent de s'être ainsi égaré, il mit pied à terre, attacha son cheval à un arbre et s'étendit dans un endroit ombragé. Pendant qu'il réfléchissait à la direction qu'il devait prendre pour rejoindre les siens, un joyeux petit garçon attiré par le son du cor sortit du bois et considéra avec une admiration enfantine et l'étranger et son magnifique coursier. Charles content de voir un être humain, appela à lui cet enfant qu'il rendit bientôt familier par ses caresses. Le petit se mit à jouer avec les armes brillantes de l'empereur, lui raconta que son père et sa mère demeuraient non loin de là et s'offrit à lui indiquer le chemin de leur habitation. Désireux de connaître les habitants de ce désert lesquels, à en juger d'après les manières de l'enfant, ne devaient pas être sans éducation, l'empereur le suivit et se trouva bientôt devant une cabane gentille et proprette, dans laquelle une femme belle et jeune préparait le souper. Emma — c'était elle reçut l'étranger avec aménité et lui offrit pour la nuit un gîte tel que son humble toit pouvait le donner. Elle lui dit ensuite que son mari était à la chasse, qu'il reviendrait bientôt et qu'il serait charmé de partager son souper avec un noble chevalier. Charles ne pouvait détacher ses yeux de cette femme charmante qu'il ne reconnut pas d'abord. Il se trouvait néanmoins attiré vers elle par une attraction irrésistible; et il allait lui demander comment elle avait établi sa demeure dans une retraite aussi écartée du reste du monde, lorsque son époux rentra. Celui-ci salua de tout cœur et de franche amitié cet hôte inattendu. Par un hasard singulier, ce jeune homme avait dans ses dehors des traits si remarquables que Charles eut peine à cacher sa surprise. On se mit enfin à table, et l'hôtesse servit après une soupe frugale un plat de chevreuil. A peine le monarque en eut-il goûté qu'il s'écria vaincu par un souvenir douloureux: „Hélas, ma chère Imme avait l'habitude de me préparer ce plat, lorsqu'elle était encore auprès de moi et qu'elle faisait les délices de ma vie!“
A ces paroles, Emma et Eginhard se levèrent de leurs sièges et regardèrent fixement leur hôte. Emma s'écria comme s'éveillant d'un songe: „Oui, c'est mon père!" se précipita à ses pieds en sanglotant: „Ta fille, ton Imme est devant toi! c'est elle qui s'est refugiée ici, loin du fracas du monde, passe sa vie ici avec son bien-aimé, et qui bénit l'instant qui lui procure le bonheur de revoir encore une fois l'auteur de ses jours." Eginhard s'empressa également de se prosterner devant l'empereur et d'implorer son pardon. Un long silence s'établit; on vit sur les traits de l'empereur le combat qu'il se livrait intérieurement; puis il y eut une scène d'amour et de tendresse filiale interrompue par des embrassements sans nombre. Le ressentiment du père rigoureux ne tint pas contre les larmes de joie de son Emma. Il accorda un entier pardon à sa fille et à Eginhard et passa dans cette humble cabane des heures plus fortunées, qu'il n'en avait jamais passé au milieu de sa cour éclatante.
Les compagnons de chasse de l'empereur avaient battu la forêt toute la nuit et étaient pleins d'inquiétude sur le sort de leur maître. Vers le matin ils arrivèrent seulement dans le voisinage de la vallée qui recélait les trois heureux. Les sons du cor que les chasseurs firent retentir à tout instant trouvèrent enfin un écho désiré, et bientôt toute la suite de l'empereur se trouva devant la cabane.
Le monarque en sortit tenant d'une main Emma et de l'autre Eginhard, les deux enfants sautillaient autour d'eux. „Voyez donc,“ dit-il, „tandis que vous me cherchiez j'ai fait une chasse précieuse. J'ai retrouvé dans ce désert la fille que j'ai repoussée et mon ami Eginhard dont je suis privé depuis six ans.
Ce sont mes enfants; ils ne se sépareront plus dorénavant de leur père. Hâtons-nous de retourner à Ingelheim et fêtons-y le bonheur de nous être retrouvés, célébrons en outre une alliance que je bénis déjà.
Eginhard, mon gendre, sera dès à présent comme autrefois mon conseiller; mais aux lieux où mon Imme a passé d'aussi heureux jours et où j'ai joui du bonheur de la revoir, je veux qu'elle fasse bâtir un couvent du nom „Seligenstadt“ (lien bienheureux)."
Ainsi fut-il fait, et à l'endroit où le couvent fut bâti, s'éleva peu-à-peu une ville du même nom que le couvent et qui existe encore de nos jours sur les bords du Mein. On y montre encore dans l'église le tombeau des deux époux renfermés dans un même cercueil. Le grand Duc de Hesse fit présent de ce cercueil au Comte d'Erbach qui est, suivant une opinion accréditée, un des descendants d'Eginhard.