La légende du moine de Lorsch [Lorsch (Hesse / Allemagne)]

Publié le 8 août 2023 Thématiques: Abbaye | Monastère , Aveugle , Charlemagne , Combat , Eglise , Moine , Mort , Noblesse , Nuit , Pardon , Roi | Empereur , Soldat ,

Ancienne entrée de l'abbaye (TorHalle)
Kuebi - Armin Kübelbeck, CC BY-SA 3.0 , via Wikimedia Commons
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Source: Kiefer F.J. / Légendes et traditions du Rhin de Bâle à Rotterdam (1868) (4 minutes)
Lieu: Abbaye de Lorsch / Lorsch / Hesse / Allemagne

Non loin de l'antique petite ville de Heppenheim située à la chaussée montagneuse et près du bourg de Weschnitz, se trouvent encore sur un îlot les ruines de la ci-devant abbaye des bénédictins de Lorsch, jadis si riche et si puissante. Fondée sous le règne du roi franc Pépin, et largement dotée par les successeurs de ce prince, cette abbaye a traversé plusieurs siècles, ses édifices n'ont succombé qu'aux dévastations de la guerre de 30 ans, tandis que les trésors et les objets précieux qui y étaient renfermés sont devenus la proie des hordes guerrières.

Charlemagne qui, suivant son habitude, parcourait en tous sens son vaste empire en se rendant d'un château royal à l'autre, arriva un soir bien tard à cette abbaye. Il voulait non seulement passer au couvent la nuit avec sa suite, mais s'y reposer un jour des fatigues d'une course longue et difficile. Le grand monarque était déjà très-avancé en âge, les grands faits et les soucis de sa vie agitée avaient attaqué la moëlle de son corps jadis si robuste.

L'abbé et les autres habitants du monastère reçurent respectueusement et avec joie l'hôte puissant dont la piété respectait leur état et auquel ils devaient mainte donation. Un repas splendide termina le jour solennel de cette auguste visite.

A l'heure de minuit, Charlemagne ne pouvant trouver le repos dans l'agitation tumultueuse de ses pensées, quitta sa chambre-à-coucher pour aller à la prochaine église se soulager le cœur par la prière. Seul et inaperçu il entra dans les nefs sacrées et se mit à genoux devant l'autel. Le calme profond qui régnait là, la faible lueur de la lampe qui laissait les objets dans un clair-obscur magique, redoublèrent l'impression causée par la sainteté du lieu, et l'empereur dit sa prière avec une dévotion d'autant plus fervente. Il était sur le point de retourner sur ses pas, lorsqu'un bruit qui se fit derrière lui, attira son attention. Il se retourna et vit avec étonnement un vieux moine qui paraissait aveugle et vacillait dans la grande nef conduit par un enfant. Tout près de l'empereur, ce vieillard s'agenouilla dans un banc et dit une longue prière souvent interrompue par ses soupirs. Charlemagne se sentit extraordinairement attiré par cette apparition; il y crut voir l'idéal de la résignation et il lui sembla même voir la tête du vénérable vieillard entourée d'une auréole. Caché derrière une colonne où il s'était retiré, l'empereur attendit que le moine eut achevé sa prière et se fut éloigné avec son jeune conducteur; alors il sortit aussi du temple et se rendit au repos.

Le lendemain matin il parla de l'apparition nocturne à l'abbé du monastère, et demanda le nom du vieux moine; mais on ne put lui donner des renseignements précis sur le vieillard mystérieux. La seule chose que Charles apprit, fut que sous le nom de Bernard il était venu ici, passé quelques années, d'un couvent éloigné. Le moine avait toujours tû opiniâtrement et le nom de sa famille et celui du couvent qu'il avait jadis habité.

Poussé par la curiosité et par l'intérêt que le vieillard lui avait inspiré, l'empereur se fit conduire à sa cellule; en examinant alors de plus près les traits du moine, il lui sembla en avoir conservé un ancien souvenir. Une série d'évènements revinrent à la mémoire de Charlemagne et l'instabilité de la fortune se représenta dans toute sa réalité. Thassilo issu du sang illustre de princes puissants gouvernait jadis le peuple bavarois; ce duc excité par son épouse, fille du roi détrôné des Lombards, s'était révolté contre le puissant empereur, son suzerain légitime; celui-ci l'ayant vaincu, lui ayant généreusement pardonné et l'ayant réintégré comme vassal en fut récompensé par une nouvelle insubordination. Ce duc oublieux de son devoir étant tombé de nouveau au pouvoir du monarque, fut exilé dans un couvent éloigné de la Franconie pour qu'il y expiât ses crimes par une pénitence de toute sa vie. Tous ces souvenirs se représentèrent vivement à l'esprit de Charlemagne. L'oeil du monarque cherchait à lire sur la physionomie du moine dont le chagrin avait profondément altéré les traits. Charles, les larmes aux yeux, s'approcha, saisit la main du vieillard et dit: „Révérend père, vous et moi, nous nous sommes jadis combattus; depuis longtemps ces jours de haine et de guerre sont passés. Tous les deux nous sommes dans l'âge où les passions se taisent, où la terrestre pensée est refoulée et fait place aux idées plus pures d'une vie à venir. Duc Thassilo! vous avez durement expié les erreurs de vos jeunes ans. C'est Charles qui est devant vous, qui loin de vous en vouloir vous offre le pardon et la réconciliation. Que la haine sorte aussi de votre cœur, si vous en nourrissez encore contre moi.“ Le vieillard, à ces mots, sentit une contraction spasmodique, puis il se jeta aux pieds de l'empereur embrassa ses genoux en disant: „J’ai grandement péché contre vous, mon Seigneur et roi! Renoncer à tout, pénitence sévère jusqu'à la mort, voilà mon expiation. Quand j'appris votre arrivée au couvent, je repassais encore une fois ma vie d'autrefois, et demandais plus ardemment que jamais le pardon du ciel. Mon dernier désir en ce monde était, de recevoir aussi votre pardon. Mon vœu est accompli, et l'heure de ma mort en sera plus douce.“ Epuisé par cet effort extraordinaire de son esprit, Thassilo s'évanouit; Charlemagne s'éloigna tout ému, en ordonnant les soins les plus minutieux pour le vieillard souffrant.

Le lendemain matin avant de partir, Charlemagne voulut encore une fois voir Thassilo et, en considération de sa piété, lui demander sa bénédiction; mais l'abbé vint lui annoncer que, pendant la nuit, le vieillard avait doucement et dévotement échangé le séjour terrestre contre les demeures des bienheureux.


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