En ce temps-là l'évêque de Sagone, redoutant la mal'aria, qui avait fait des victimes parmi ses prédécesseurs. avait obtenu du Saint-Siège l'autorisation de fixer sa résidence à Calvi. Mais il s'y était à peine installé qu'un conflit s'élevait entre lui et le Syndicat de Calvi, dont les membres voulaient soustraire à la dîme les habitants de la fidèle cité génoise. Après de longs pourparlers, un contrat en bonne et due forme fut signé aux termes duquel les Calvais, ainsi que les étrangers qui se seraient fixés dans leur ville, étaient exonérés à perpétuité de la dîme et autres redevances épiscopales. L'évêque recevait en compensation l'entière propriété du territoire du Pagliazzo, dépendant de la commune de Calvi et arrosé par le Fiume Secco.
Et dès l'année suivante. Monseigneur faisait établir un immense vignoble dans le terrain concédé, car à ses soucis spirituels il ne sacrifiait pas ses soucis temporels et il aimait, le, bon vin, la. bonne chère et le reste...
Et la vigne, bénie par son propriétaire lui-même, prospérait; les ceps devenaient de plus en plus vigoureux. et, moins de cinq ans après, les sarments pliaient sous le poids des grappes de jais ou d'ambre.
Cette année-là, des théories de vendangeurs et de vendangeuses mirent plus de trois jours à entasser les dons du dieu païen Bacchus. Et l'évêque était radieux.
Dans la matinée du quatrième jour, la dernière comporte était vidée. Comme il était d'usage, on avait dressé en cercle sur des pieux des tables improvisées pour le repas des travailleurs. A l'heure de midi, tous avaient joyeusement pris place et le festin commença. Au centre, Monseigneur officiait et communiait: sous les espèces du pain et du vin, du vin surtout, flanqué de deux vendangeuses accortes dont l'une, la brune Lili, troublait depuis plusieurs nuits les rêves angéliques du maître de céans. Et à mesure que les vapeurs du divin nectar lui montaient au cerveau, il sentait son cœur battre avec plus de force sous sa croix dorée et s'emplir d'une joie ineffable car « le cœur de l'homme est réjoui par le bon vin ».
Lili, sans doute incommodée par la chaleur et par le vin, avait dégrafé son corsage dans lequel son auguste voisin ne pouvait, s'empêcher de plonger des regards concupiscents. Et, tout à coup, il se mit à déclamer des versets du Cantique des Cantiques :
« Ton cou est comme la tour de David, bâtie à créneaux, à laquelle pendent mille boucliers et tous les écus des vaillants hommes ;
« Tes deux mamelles sont connue deux faons jumeaux d'une chevrette, qui paissent parmi le muguet;
« Tu m'as ravi le cœur par l'un de les yeux et par l'un des colliers de. ton cou... »
Puis, n'y tenant plus, il passa son bras autour de la taille de Lili et voulut cueillir un baiser. Mais preste comme une biche du maquis, Lili lui échappa. Monseigneur, complètement allumé, se leva et tenta de la rattraper. Lili se mit alors à courir autour du cercle des convives, svelte et légère, mais souriante et toujours provocante, et le pauvre prélat, poussant devant lui sa vénérable bedaine, courait, suait, soufflait. « De grâce, criait-il, Lili, sois bonne, arrête-toi ! Je ne veux de toi qu'un baiser sur « tes lèvres qui sont comme un fil teint en écarlate » comme celles de la bien-aimée de Salomon. »
Mais la brune fille de la Balagne n'était pas sensible à la poésie des versets bibliques et la poursuite continuait. Et les convives battaient des mains et encourageaient le maître qui, n'en pouvant plus, finit par s'arrêter, essoufflé et larmoyant.
Alors, Ziu Carlu, le doyen des vendangeurs, pris de pitié, dit, à la jeune fille: «Voyons, Lili, Monseigneur ne veut qu'un baiser et le lui accorder n'est pas un péché. Toute autre à ta place eût cédé facilement et n'aurait point, été déshonorée.
— C'est vrai, Ziu Carlu, mais, pour moi, c'est impossible car j'ai juré de n'accorder un baiser qu'à l'homme qui m'aura mis au doigt, l'anneau...
— Cela peut donc s'arranger.. Monseigneur, passez-lui au doigt, pour un instant, votre anneau épiscopal et elle ne sera point parjure. »
Et comme Lili acquiesçait, l'évêque s'approcha d'elle, retira son anneau d'améthyste, saisit de sa main gauche le délicat poignet, de l'aimée et, de sa dextre tremblante, s'apprêta à obéir.
Le soleil inondait alors le golfe de ses rayons, faisait, briller intensément les vitres du village de Lumio, perché sur sa colline, face à Calvi, et fulgurer l'améthyste de l'anneau pastoral, puis brusquement il plongea dans les flots.
Juste à, ce moment l'anneau sacré échappa des mains du prélat et roula dans l'herbe haute. On eut beau le chercher. La nuit vint et Monseigneur, dégrisé, dut rentrer à Calvi, déçu et l'âme pleine de tristesse.
Il passa, une nuit effroyable. Le remords, cet orage de l'âme, l'empêcha de dormir autant bruit que le formidable, tantôt sec, tantôt prolongé, du tonnerre, le rugissement, des flots déchaînés et les violentes averses battant les vitres de l'Evêché. Au matin, il revint vers sa vigne pour y chercher l'anneau perdu. Mais la vigne avait disparu. Le Fiume Secco, qui n'avait jamais été qu'un tout petit torrent, qui n'a plus été autre chose depuis, était devenu tout à coup un fleuve impétueux, avait tout balayé sur son passage, avait couvert entièrement la vigne et laissé à sa place un étang d'où l'on a pu retirer, il n'y a pas longtemps, des fragments de douves, des ferrures de pressoir et des plâtras. Ce sont là des manifestes preuves qu'une vigne a existé là. Et le nom de « Vigne de d'Evêque » que la tradition a conservé à l'étang en question, montre suffisamment la véracité de la plaisante histoire que je viens de raconter.