I. Un soir, certain paysan, cherchant une de ses génisses dans le marais de Foulbec, entendit un bruit étrange:
C’était un cri sourd, plaintif, guttural, qui dominait le bruissement des peupliers agités par le vent.
Notre homme s’arrête, interdit, haletant.
Il jette un regard craintif et investigateur sur l’immense plaine marécageuse qui s’étend autour de lui, où quelques flaques d’eau miroitent sous la clarté de la lune, où les peupliers décrivent de grandes ombres…
Autour de lui, personne. Le marais était désert…
Et le bruit continuait, tantôt plus fort, tantôt plus faible; tantôt venant d’un seul côté, tantôt arrivant de toutes parts.
Peu à peu notre paysan, dominé par la crainte, hésite, recule, et, hâtant le pas, sort du marais, sans regarder derrière lui, oppressé, la sueur au front, et se recommandant du plus profond de son cœur à Dieu et à tous les saints du paradis.
II. Notre paysan ne dormit pas de la nuit; le lendemain il raconta à sa femme et à ses enfants ce qu’il avait entendu, les gémissements étranges qui avaient soudain frappé son oreille ; ceux-ci, à leur tour, racontèrent, en amplifiant, et jasèrent de côtés et d’autres.
On alla au marais, et l’on se convainquit que le paysan avait dit vrai.
Bientôt ce ne fut qu’un bruit dans toute la commune de Foulbec : Il y avait un revenant dans le marais…
On s’épuisa en vaines recherches pour savoir quel était l’infortuné venant ainsi réclamer des prières.
Un vieillard à mine futée, au sourire gouailleur, fin matois, qui était né dans la commune et qui l’avait toujours habitée, entendant les propos ineptes que débitait la foule autour de lui, hocha la tête et dit d’une voix basse et mystérieuse:
J’le pensais ben qu’un jour ou l’autre la noble dame de Bacqueville viendrait réclamer le montant de sa dette.
Suivant lui, à une époque fort ancienne, mais qu’il ne précisa pas, une dame de Bacqueville, l’une des plus riches châtelaines du pays, et alors propriétaire des marais de Foulbec, en avait fait don à la commune à la condition qu’à partir de son décès, l’on serait dire, chaque année, une messe pour le repos de son âme. Jusqu’à la révolution, on avait accompli religieusement le vœu de la noble dame, mais depuis, on s’en était dispensé. Grand nombre des habitants du pays se rappelaient ces circonstances et avaient souvent dit que tôt ou tard la défunte viendrait demander les messes qu’on lui avait promises.
Voilà ce que raconta le vieux paysan, et son opinion prévalut parmi les habitants de la contrée…
III. De proche en proche, la nouvelle gagna les pays circonvoisins… La Roque, Saint-Samson, Saint-Mards-de-Blacarville, Toutainville, jusqu’à Honfleur et Pont Audemer…
De tous points, on se rendit à Foulbec pour entendre le cri de l’âme en peine, gens du menu peuple et gros citadins, humbles d’esprit et esprits forts, beaucoup prétendaient ne venir là que par simple curiosité, mais plus d’un n’y fut pas venu seul.
IV. Un soir que la foule était encore plus nombreuse que d’habitude, survint un incident qui amena de nouvelles conjectures en excitant encore davantage l’étonnement et la curiosité.
Après n’avoir été qu’un simple gémissement, le bruit augmenta tout à coup. Le feuillage d’un peuplier s’agite, des battements d’ailes se font entendre, un corps opaque passe au-dessus de la tête des curieux, puis des cris, des gémissements plaintifs arrivent de tous côtés à la fois.
Un frémissement d’épouvante parcourt l’assemblée, et plus d’un des assistants s’empresse de regagner son domicile.
V. Le lendemain, un homme se rendait à Foulbec, le fusil sur l’épaule. Il marchait lestement.
Voyons donc, se disait-il en entrant dans le marais, si je serai plus heureux aujourd’hui que les autres jours et si je pourrai enfin montrer à tous ces badauds qu’ils ne sont que des poltrons…
A ce moment, les gémissements commencent à se faire entendre.
Bien! dit le chasseur en armant son fusil. Puis il se baisse…. prend une pierre et la lance dans le feuillage d’un peuplier…
Le feuillage s’ouvre et l’animal fantastique prend son vol en poussant son cri habituel.
Le chasseur l’ajuste et tire…
L’oiseau; car c’en était un, reste un instant immobile.. puis tombe, en tourbillonnant et en poussant un cri lugubre, aux pieds du chasseur.
Les curieux, qui commençaient à arriver en foule, entourent le chasseur et sa proie..
On examine l’un et l’autre avec une curieuse attention, avec une vague épouvante.
Les conciliabules s’ouvrent: on parle… on pérore… chacun donne son avis sur le singulier animal qui selon toute apparence était le revenant de cette solitude.
Le lendemain, il y eut une réunion de savants de l’endroit.
Après un flux de paroles inutiles, d’impertinences gracieuses, de fines moqueries qui auraient pu dégénérer en personnalités blessantes, échangées entre les divers membres de la réunion, un chasseur expérimenté prit enfin la parole et donna l’explication de tous les étranges bruits qui s’étaient fait entendre depuis quelque temps dans le marais de Foulbec :
L’oiseau qui avait été tué était une variété assez extraordinaire de la famille des butors et, comme plusieurs des individus de cette famille, doué de ventriloquie. La position où se trouve le marais, au milieu de collines assez élevées, étant favorable à la répercussion des sons, le cri lugubre de cet oiseau devait être plusieurs fois répété et avec une grande intensité. — Il fallait faire aussi la part de l’exagération produite par la peur.
Il y eut bien quelques contestations, mais la majorité de l’assemblée adopta l’opinion du chasseur émérite.
Cela s’est passé en plein dix-neuvième siècle, en l’an de grâce 1850.