Il y avait autrefois à Appeville-dit-Annebaut une petite vieille bonne femme, qu’on appelait la mère Jeanne, et plus communément, la petite fileuse d’Appeville. De tous temps on l’avait vue assise à son rouet, et filant, car elle était bien pauvre ! et il fallait pour vivre qu’elle travaillât tout le jour et une grande partie de la nuit.
La mère Jeanne vint à mourir. Elle croyait à la justice de Dieu. A cause de quelques légères peccadilles, avant de rendre le dernier soupir, elle fit promettre à sa fille de faire dire des prières pour le repos le son âme. Celle-ci le lui avait promis.
Mais, quoiqu’elle aimât bien quelque peu la pauvre mère Jeanne, comme elle avait un bon mari et un amour d’enfant, elle oublia assez vile la défunte et l’engagement qu’elle avait pris vis-à-vis d’elle.
Or, une nuit, la trente-troisième après le décès de la petite fileuse, les deux époux dormaient avec leur enfant au milieu d’eux , tout à coup un bourdonnement, un ronron sonore, comme le bruit d’un rouet! qui tourne, ou d’un chat faisant la sieste, se fait entendre ; puis, au centre de la chambre, dans un rayon de lune qui s’infiltre, par une fente, à travers l’auvent vermoulu, apparait une toute petite vieille, assise devant un rouet, et qui fille, file, file, avec une activité surprenante.
A la pose, la taille, la physionomie, on ne peut s’y méprendre, c’est la mère Jeanne! – Oh! grand’mère! grand mère I s’écrie l’enfant tout joyeux, en se jetant en bas du lit pour courir auprès de la petite fileuse. Le père et la mère se lèvent à leur tour. – Ah ! ah ! mes enfants, dit la mère Jeanne d’une voix railleuse, tout en continuant de filer, on oublie bien vite les pauvres vieux trépassés !
Et, après cette lugubre plaisanterie, la mère Jeanne se remet à filer de plus belle en chantant un vieux refrain qu’accompagne en sourdine le bruit monotone du rouet. Puis elle reprend : – Les enfants !., les bons petits cœurs !.. L’on fait de belles promesses… l’on pleure… l’on crie… Bast ! Les vieux parents à peine refroidis sont déjà oubliés !.. Et tourne, tourne mon fuseau, tourne mon léger fuseau .. Ah! ah! ah! Les enfants ! les bons petits cœurs!.. les bons petits cœurs reconnaissants !..
Et le rouet allait toujours son train.
Cependant, peu à peu, à partir du chant du coq, la petite vieille, le rouet, la quenouille, tout semble devenir moins distinct, tout se confond, tout se mêle, tout disparait, comme disparaissent les ombres de la nuit devant l’aube matinale.
La même apparition se présenta ainsi pendant plusieurs nuits, et chaque nuit les reproches de la mère Jeanne devenaient plus amers et son rouet plus actif. Sa fille, qui n’était pas bien riche et qui était très avare, tint bon pendant quelque temps, mais à la fin, effrayée de ces continuelles visites nocturnes, elle se décida à faire dire des messes pour le repos de l’âme de la défunte.
Depuis cette époque, dit-on, la petite fileuse d’Appeville n’est plus revenue visiter ses enfants.