Au fond de la vallée de Cusancin, entre les sources curieuses de la Cuse et de l'Ause, qui donnent à la fois leurs ondes et leurs noms au ruisseau dont elle est arrosée, derrière le monticule isolé où l'on voit s'élever, à côté des ruines d'une forteresse féodale, une chapelle dédiée à saint Ermainfroi, s'ouvre une gorge étroite et sauvage qui porte le nom de Gorge des Allods. Une route y a été tracée nouvellement; mais il est rare que le voyageur qui s'y engage y rencontre une figure humaine.
A quelques centaines de pas de l'entrée de ce défilé, on entend bruire au pied du coteau boisé une petite source intarissable, que l'on appelle la Fontaine de l'Ermite.
On dit qu'il y avait autrefois à Montivernage, village situé sur la côte, un homme qui avait été dans sa jeunesse un très méchant sujet. On rapportait sur son compte des choses affreuses; on disait qu'il avait persécuté les prêtres, pillé les églises et renversé les croix ; mais on ajoutait qu'un grand jubilé ayant eu lieu, il se convertit et devint aussi sage qu'il avait été fol auparavant. C'était le meilleur des ouvriers, et il donnait presque tout son gain aux pauvres, quoique pauvre lui-même. Il devint bien vieux. Quand il ne put plus travailler pour gagner sa vie, il prit une besace et alla mendier son pain. Il s'était bâti auprès de cette fontaine une loge avec de la terre et des fascines, et il demeurait là en hiver comme en été.
Quand il avait parcouru les villages des environs et que son sac était rempli, il rentrait dans son ermitage, où il priait jour et nuit; et il ne retournait mendier que lorsqu'il n'avait plus une croûte à tremper dans le bassin de sa petite fontaine.
Tous les dimanches, on le voyait agenouillé sur la pierre, à la porte de l'église de Cusance, dont il ne se croyait pas digne de franchir le seuil. Le missionnaire qui avait opéré sa conversion l'avait, dit-on, recommandé d'une manière toute spéciale à Notre-Dame de Cusance. Le vieil ermite avait pour cette sainte image une telle vénération, que lorsqu'à travers la porte entr'ouverte de l'église il venait à l'apercevoir sur son autel, aussitôt il se prosternait le front dans la poussière. On le croyait âgé de plus de cent ans, tant cette vie de prières et de mortifications avait exténué son pauvre corps.
Depuis quelque temps déjà, on ne le voyait plus. On s'informa et l'on apprit que le vieil ermite était à l'agonie, couché sur la terre, dans sa cabane, et manquant de tout. Alors les bonnes âmes du pays accoururent pour l'assister dans ses derniers moments. Quand elles arrivèrent, il était mort. Une dame que l'on ne connaissait pas était arrivée la première ; elle avait déjà pris soin de l'ensevelir, et elle pria agenouillée auprès du cercueil. La dame inconnue resta là, en prières, jusqu'à l'heure de l'enterrement, auquel assistèrent une foule de gens qui, depuis longtemps, regardaient l'ermite comme un saint. Après la cérémonie, quand la dame inconnue, qui avait pourvu à tout, sans le secours de personne, eut jeté l'eau bénite sur la fosse, on remarqua qu'elle rentrait seule dans l'église. Plusieurs eurent la curiosité de la suivre. Mais, chose qui ne put s'expliquer, l'église était vide. La dame qui venait d'y entrer avait disparu. On crut alors et longtemps on répéta que c'était Notre-Dame de Cusance elle-même qui était venue miraculeusement rendre les derniers devoirs à son pieux serviteur.