La légende de Simon de Poue-Fenau [Chazot (Doubs)]

Publié le 9 janvier 2024 Thématiques: Bruit , Diable , Disparition , Grotte , Invocation , Joueur , Mendiant , Origine de bruits , Sauvetage , Tricheur ,

Le puits de Fenoz
Le puits de Fenoz. Source JGS25, CC BY-SA 4.0 <https://creativecommons.org/licenses/by-sa/4.0>, via Wikimedia Commons
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Source: Thuriet Charles / Traditions populaires du Doubs (1891) (4 minutes)
Contributeur: Fabien
Lieu: Puits Fenoz / Chazot / Doubs / France

Le Poue-Fenau ou puits sans fond, de Chazot, est un de ces merveilleux abîmes dont nos terrains jurassiques sont si richement pourvus, un de ces grands entonnoirs sans lesquels la plupart de nos riches vallées seraient transformées en lacs.

En temps ordinaire, il absorbe l'eau de trois ruisseaux qui s'y engouffrent pour aller probablement se déverser à 15 kilomètres de là, par des couloirs souterrains, dans la vallée de Cuisançin. Mais après les grandes pluies, les couloirs ne suffisant plus à débiter les eaux, l'abîme regorge et ne tarde pas à inonder les territoires d'Orve et de Chazot et à se répandre en torrent dans la vallée des Allods.

On assure que le bétail ne veut plus manger d'une herbe qui aurait été touchée par l'inondation ; comme si tout ce qui sort de ce puits d'enfer était empoisonné.

On y entend parfois, comme au Creux sous roche, à de grandes profondeurs, des bruits formidables, des détonations sourdes, des grondements de tonnerre. On croirait vraiment que cinq cent mille diables se trémoussent et tambourinent sous terre, roulant des chars, secouant le sol et mugissant à tout faire trembler.

Les naturalistes vous soutiendront que ce sont là des phénomènes d'acoustique; que ces bruits étranges proviennent du retentissement des cavernes profondes; qu'ils augmentent d'intensité avec la rapidité et le volume du courant d'eau qui se produit, etc.

Je ne dis pas non. Mais pourtant personne, que je sache, n'est allé au fond du gouffre infernal pour savoir au juste ce qui s'y passe, et personne non plus n'en est revenu pour nous l'apprendre.

Ceux qui en sont sortis vivants, comme le mendiant légendaire dont nous allons parler, sont restés muets là-dessus.

Un soir de matines, les hommes de Chazot jouaient aux cartes. A la fin d'une partie, il s'éleva sur un coup une contestation qui dégénéra bien vite en dispute. Un des joueurs, nommé Simon, qui était accusé de tricherie, s'en défendait avec assez d'énergie, en protestant qu'il avait joué loyalement. Bref, pour couper court à l'accusation par un jurement solennel, il s'écria tout haut: Que le diable m'emporte au fin fond de Poue-Fenau si j'ai menti!...

Sur ces entrefaites, justement les matines sonnaient.

Chacun quitta la table de jeu sans prendre garde que déjà Simon avait disparu.

Simon n'assista pas à l'office de nuit, ni å l'office du matin, ce qui n'étonna personne, mais comme il fut invisible toute la sainte journée et encore le jour suivant, on se mit en devoir de le chercher. Où avait-il passé? Qu'était-il devenu ?...

On se le demandait.

On était bien loin de soupçonner les mystères de cette disparition.

Simon resta introuvable.

A quelque temps de là, comme les petits påtres de Chazot s'amusaient à jeter des pierres dans le Poue-Fenau, ce qu'ils font souvent pour les entendre se perdre dans les profondeurs de l'abîme en ricochant contre les parois rocheuses et en tombant de rebançon en rebançon, ils entendent des gémissements. On dirait que quelqu'un crie et appelle au fond du puits. Oui, c'est la voix d'un homme ! c'est la voix de quelqu'un !

Mais cette voix, ils croient la reconnaître : c'est la voix de Simon, de Simon qu'on croyait perdu !

La peur les prend et ils se sauvent en disant aux gens qu'ils rencontraient : Pour sûr, c'est Simon que nous avons perdu !... C'est Simon, pour sûr, ou bien son esprit qui crie au fond de Poue-Fenau !...

Une foule ne tarda pas à se porter sur les bords du puits. On appelle à réitérées fois le pauvre Simon: Est-ce toi, est-ce toi, Simon?
Oui, c'est moi !...

Plus de doute, c'était bien lui.
On courut au village pour se procurer autant de cordes qu'on pourrait en trouver, des cordes longues et suffisamment fortes; on détacha même celle du clocher pour servir au sauvetage.

On les assemble, on les rappond les unes aux autres au moyen de bouts nœuds, on attache un fallot et on laisse descendre l'appareil le long des parois où l'on supposait que devait se tenir Simon.

On lui crie d'empoigner la corde au passage et de s'y attacher solidement en l'enroulant autour de son corps. Et cela fait, chacun se met à tirer.

On ramène au jour le pauvre Simon qui n'en pouvait plus d'émotion et de besoin, tout abruti, aussi mort que vif.

On l'a toujours appelé depuis Simon du Poue-Fenau.
Mais comme il était changé !
On essaya de le faire parler; on lui demanda par quel miracle il avait pu être transporté dans l'abîme, ce qu'il y avait vu; ce qu'il y avait fait; de quoi il avait vécu, etc. Ce fut en vain. Il demeura absolument taciturne. Il ne put ou ne voulut jamais rien répondre à ce sujet.

Comme on sait, le diable est toujours aux écoutes.
Est-ce lui qui ayant entendu Simon l'invoquer le soir des matines, l'avait emporté dans le puits sans fonds ?...

On l'a toujours cru.

Est-ce aussi le diable qui lui aura fait défense absolue de révéler quoi que ce soit de ce qu'il y avait vu et appris ? C'est encore dans l'ordre des choses possibles.

Le pauvre homme s'en est allé depuis avec un âne, mendiant son pain de village en village. Les vieilles gens de Rahon, d'Orve, de Belvoir et des pays circonvoisins s'en souviennent encore, quoi qu'il y ait déjà beau temps de cela.

En tout cas, voilà une invocation téméraire qui a coûté terriblement cher à celui qui l'a faite !

Trichez au jeu si vous voulez, mais ne jurez pas: Ne dites jaimâ: que lou diale m'empotche! C'est la morale de cette petite légende.


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