La légende de la Combe de l'Homme-Mort de Chailluz [Besançon (Doubs)]

Publié le 16 avril 2024 Thématiques: Âme , Bûcheron , Diable , Diable financier , Diable victorieux , Ermite , Meurtre , Mort , Pacte avec le Diable , Richesse ,

Le diable et le brigand
Le diable et le brigand. Source Midjourney
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Source: Thuriet Charles / Traditions populaires du Doubs (1891) (4 minutes)
Lieu: La combe de l'Homme Mort / Besançon / Doubs / France

Non loin de Besançon, presque au centre de la forêt de Chailluz, il existe, entre autres lieux mal famés, une vallée sans issue qui s'appelait autrefois la Combe de l'Ermite et qui se nomme aujourd'hui la Combe de l'Homme-Mort.

Voici ce que les bucherons de la forêt racontent entre eux, quoique diversement, chaque fois qu'ils exploitent la partie du grand bois de Chailluz qui porte cette lugubre dénomination:

Il y a quatre cents ans et plus, un serviteur de Dieu avait quitté le monde pour s'enfoncer dans la solitude et y méditer plus profondément sur ses fins dernières. C'est dans cette combe qu'il avait établi sa retraite. Il y vivait de peu de choses, comme les anachorètes des premiers temps. Peut-être même les anges du ciel venaient-ils quelquefois lui apporter ce qui était nécessaire à sa subsistance; car il ne demandait point l'aumône et ne recevait rien des personnes qui venaient fréquemment le visiter. On ne tarda pas à supposer dans lẹ pays que cet ermite avait un trésor considérable dans lequel il puisait pour se procurer de quoi vivre. Il n'en fallut pas davantage pour tenter la cupidité d'un méchant nommé Colbus qui vendit son âme au diable, et qui vint une nuit égorger le saint ermite pour lui ravir sa bourse. Or, cette bourse ne contenait que des médailles de cuivre qui ne firent pas le compte du brigand. Toutefois le diable le dédommagea de cette déconvenue pendant les cinquante années de bonheur qui avaient été stipulées comme prix de l'âme de l'assassin.

Pendant cinquante ans, Colbus jouit en effet de la plus complète prospérité. On ne parlait dans toute la province que de ce libertin devenu grand seigneur, dont toute femme était éprise et tout mari jaloux. Dans son emportement vers les plaisirs, il ne pouvait se fixer nulle part. Il voyageait constamment, promenant de lieux en lieux sa fortune et ses débauches.

Un soir, au bout des cinquante années marquées par le pacte infernal, dont le seigneur Colbus ne se souvenait plus, mais que le diable n'oubliait pas, il faisait un orage affreux. Un voyageur égaré, vêtu comme un noble chevalier, entre dans une cabane de coupeurs qui se trouvait établie au fond même de la Combe de l'Ermite. Il raconte aux gens de la chaumière que son damné de cheval, épouvanté par le tonnerre et les éclairs, ou emporté par le diable, l'a égaré durant trois heures, de forêts en forêts, de ravins en ravins, jusqu'à ce qu'il ait pris le parti de se jeter dans ce précipice, où cheval et cavalier pouvaient trouver la mort. Le cheval seul avait péri dans la chute sous le corps du cavalier.

– Vous l'avez échappé belle, seigneur, dit en riant un petit homme qui était entré presque en même temps que lui dans la cabane pour s'y abriter de la pluie. On se chauffe. On raconte quelques histoires d'autrefois au coin du feu. Le petit homme invita la bûcheronne à raconter celle de l'ermite. Cette histoire glaça d'effroi le voyageur, qui n'était autre que l'assassin Colbus lui-même, et elle fit rire le petit homme, qui n'était autre que le diable en personne. Celui-ci qui guettait sa proie, ayant vu pâlir Colbus au récit de la bûcheronne, lui dit d'un ton narquois : – On croirait, seigneur, que cette histoire vous ait fait peur. – Non pas, reprit Colbus, qui, observant que la pluie s'était écoulée, voulut s'en aller sur le champ. On voyait que la rencontre de ce petit homme lui avait fort déplu, et il fut impossible de le retenir malgré l'heure avancée. Le petit homme laissa Colbus s'éloigner; mais à son tour il prit bientôt congé des gens de la chaumière, en leur disant: Je connais le pays; je vais suivre ce galant homme dans sa route, de crainte qu'il ne s'égare.

Quand ces deux étranges personnages furent partis, le bûcheron et la bûcheronne se regardèrent longtemps sans mot dire. Ils avaient la même pensée et n'osaient se la communiquer. Cependant l'un et l'autre avaient deviné juste. On ne se coucha pas cette nuit-là sans avoir purifié la cabane par des prières et des fumigations de bois consacré et d'eau bénite.

Le lendemain matin, les coupeurs trouvèrent dans la combe, à cent pas de la cabane, le cadavre de Colbus tout lacéré, tout déformé par les convulsions de l'agonie, tout rapetissé, tout racorni par l'action d'un feu céleste ou infernal, enfin presque méconnaissable. Quand on voulut le soulever pour le transporter au cimetière, il tomba en poussière de souffre, et une flamme voletant tout autour arda quiconque ne se tint à notable distance.

C'est depuis ce temps, dit-on, que la Combe de l'Ermite, au bois de Chailluz, s'est appelée la Combe de l'Homme-Mort.

Sur le thème de cette légende, Ch. Nodier a écrit un de ses plus jolis contes. On lui reproche d'avoir placé la scène de son récit entre Bergerac et Périgueux plutôt qu'à la Combe de l'Homme-Mort, dans la forêt de Chailluz, où il avait, disait-il, recueilli dans sa jeunesse la donnée de cette histoire populaire. Qu'importe d'ailleurs qu'entre Bergerac et Périgueux il existe un lieu-dit semblable et une tradition analogue. Les légendes sont des fleurs sauvages, dont la graine se répand souvent dans plusieurs contrées différentes par l'effet d'une loi encore inconnue de l'esprit humain.


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